Vie de Monseigneur Guérard des Lauriers

Mgr Guérard

(extrait de Sodalitium n°18)

par l’abbé Giuseppe Murro

Raymond Michel Charles Guérard des Lauriers naquit à Suresnes, près de Paris, le 25 Octobre 1898 à 22h45 au 27 de la rue des Barrières, de Paul Louis Guérard des Lauriers et de Lucie Madeleine Lefebvre son épouse.
Il fut ensuite baptisé dans la paroisse du Cœur Immaculé de Marie de Suresnes, le 24 décembre 1898. Son parrain fut Charles Guérard des Lauriers et sa marraine A. Lefebvre.

Bien que son premier prénom soit Raymond, en famille on l’appela toujours Michel.

Depuis son enfance, il fit preuve d’une disposition particulière pour les études, révélant une intelligence peu commune : “un génie” dirions-nous. Et de ce fait, déjà depuis l’école publique de Suresnes, il eut des “billets de satisfaction” : en 1908 pour “les cartes géographiques”, en 1909 pour “son travail, son soin et sa conduite”.

Il reçut dans sa famille une éducation chrétienne : sa mère avait une grande foi et une grande piété. Lui-même disait d’elle qu’elle était une sainte.
Michel dut faire une très bonne première Communion, puisque c’est à celle-ci que sa mère attribuera la grâce de la vocation.
Il reçut la Confirmation le 25 avril 1910 toujours dans la paroisse du Cœur Immaculé.

Après la douloureuse épreuve pour toute la famille de la mort du père en 1913, Michel fut inscrit au lycée Chaptal.
En novembre 1915 il fut admis comme postulant dans le Tiers-Ordre des Maristes, qui avait comme exercice de piété quotidien la méditation ; après le noviciat il fit profession le 26 Mars 1917.
C’est à cette époque que Michel commença à penser à la vocation. Cependant c’est aussi en mars 1917 qu’il dut interrompre ses études à cause de la mobilisation générale : il fut incorporé au 113e Régiment d’Infanterie. Il fréquenta ensuite le Centre d’instruction de St-Cyr du 1er septembre 1918 au 1er février 1919, période pendant laquelle il participa même au cours de mitraillette à Granville et y reçut la mention “très capable”. Voici la description de Michel donnée par le commandant de la VIe Compagnie de St-Cyr, le Capitaine Regard :

Esprit froid et méthodique, se donnant peu, mais réfléchissant beaucoup, connaissant à fond son terrain ; mais d’une éducation supérieure, sera un chef de section de premier ordre et un brillant officier.

Mais les desseins de la Providence seront bien différents pour Michel.

L’après-guerre

Il quitta l’armée pour suivre les cours du lycée Chaptal vers la fin de 1919.

Admis à l’École Polytechnique en 1920, il l’abandonna en 1921 pour entrer à l’École Normale Supérieure.
En 1924 il obtint l’agrégation en mathématiques, puis il reçut des bourses d’étude à Paris et à Rome où il étudia auprès du professeur Levi-Civita (1925/26) et fréquenta l’Académie des Lincei.

Nous devons ici mettre particulièrement en relief la bonne influence qu’exerça sur Michel l’abbé G. Massenet, Vicaire à la paroisse du Cœur Immaculé de Marie, prêtre très pieux et zélé que tous considéraient comme un nouveau curé d’Ars. Très humble, il refusa catégoriquement toutes les promotions qui lui étaient proposées et il termina saintement sa vie comme vicaire honoraire de Suresnes.
L’Abbé Massenet connut à fond Michel et il resta toujours en correspondance avec lui durant le service militaire, les études, le séjour en Italie : il put ainsi le conseiller sagement sur son avenir, soit pour la vocation, soit pour la solution des difficultés qui se présentaient. Il ne dissimulera pas sa joie lorsque Michel prit sa résolution et ensuite, avant son départ il lui donnera ces derniers conseils :

Il faut presque continuellement se séparer des affections que les circonstances nous apportent.
Je comprends aussi tes regrets de quitter les lieux qui te sont chers pour les souvenirs qu’ils te rappellent. Est-ce que l’on ne peut pas dire à ce propos la parole de saint Paul : quotidie morior (je meurs tous les jours) ? Dans une des leçons du bréviaire, un saint Père nous dit que la vie n’est pas autre chose qu’une mort prolongée. C’est vrai pour le cœur… et ce qu’il y a de merveilleux c’est ce que tu me dis : malgré tous les sacrifices que tu as à faire, au fin fond de l’âme tu possèdes la joie et tu ne changerais pas ta place pour une autre ! Voilà ce que fait Jésus pour ceux qui se donnent entièrement à lui : d’une main, Il leur prend tout ce à quoi ils tiennent le plus et de l’autre Il leur rend mille fois plus qu’ils n’ont donné. Tu sentiras cela de plus en plus pendant ton noviciat… (lettre du 29 juillet 1926)

La vocation

La mère de Michel, Lucie-Madeleine Lefebvre, vivait de la foi. Elle vint deux fois en Italie retrouver son fils. Elle visita les basiliques, les églises, les cathédrales, participant aux cérémonies religieuses.
Durant son second séjour à Rome, en avril 1926, elle apprit la vocation de Michel.

C’est elle-même qui le raconte dans son journal de voyage, à la date du premier avril, Jeudi Saint :

Michel m’annonce la grande décision… devant l’image de saint Thomas d’Aquin… il entrera chez les Dominicains. Loué soit Dieu ! Que sa volonté se fasse entière et qu’Il m’envoie calme et courage.

Deux jours plus tard, après avoir participé à l’Office du Samedi Saint, elle écrira :

Office à Saint-Joachim. Communion au pied du Sauveur ressuscité, malgré les terribles séparations qui effraient ma faiblesse, tout chante en moi l’action de grâces, la confiance, la paix, la louange au Dieu si bon et miséricordieux qui peut en un instant changer la face de toutes choses.
Ordination à Saint-Jean-de-Latran : Oh ! Le merveilleux et consolant spectacle !

De retour à Suresnes, le samedi 17 avril, le jour même elle se rendra à l’église :

Je vais sans tarder au pied de la Vierge de Suresnes la remercier d’avoir gardé son cher petit enfant de toutes les embûches dressées sur son chemin, l’enfant qu’elle avait marqué au jour de sa Première Communion pouvait-elle l’abandonner ! Non, vous le garderez toujours, n’est-ce-pas ? Comme la meilleure des mères. Qu’il fasse l’œuvre de Dieu et travaille à sa gloire.

Michel avait été jusque là un jeune homme exemplaire non seulement pour les études, mais aussi pour la vie morale : sérieux, pieux, il s’efforçait de pratiquer la perfection évangélique : « je n’allais jamais au théâtre, aux spectacles, cela m’était étranger… » racontera-t-il ensuite. Il allait toutes les semaines voir le P. Garrigou-Lagrange et il se sentait attiré vers les Dominicains.

Mais qu’est-ce qui décidera Michel pour la vocation, et dans l’ordre de saint Dominique ? Un soir il était resté au couvent de l’Angelicum au chant des Complies : et alors, tandis qu’il regardait l’étoile qui figure sur le tableau de saint Dominique, puis l’image de saint Pierre Martyr, il eut :

… une sorte de vision. Dans une joie immense d’avoir trouvé (…) que le bon Dieu me choisisse pour appartenir à l’Ordre de la Vérité. C’est l’achèvement de toute ma jeunesse, j’avais 28 ans.

(Et il expliquera encore : )  Ce fut un sorte d’intuition. Les mêmes images qui sont belles habituellement, devenaient pour moi une sorte de projection puissante du Ciel. J’ai vu la splendeur de la Vérité, la splendeur de la Vérité divine.

Le séminariste

Michel entra au noviciat d’Amiens en septembre 1926, à 28 ans, il prit l’habit le 23 du même mois avec le nom de frère Louis-Bertrand. Il fit sa profession religieuse le 23 septembre 1927.

À cause des lois anticléricales du début du siècle, en France les Ordres religieux avaient été contraints à l’exil ; c’est pourquoi les novices devaient poursuivre leurs études à l’étranger : les Dominicains avaient leur séminaire du Saulchoir à Kain, en Belgique, près de la frontière française. Le Directeur du séminaire était le P. Héris, auteur d’un important commentaire de la Somme Théologique de saint Thomas.

Les études ne faisaient pas oublier au frère Louis-Bertrand le désir de la conversion des âmes : le 15 Octobre 1927 il s’inscrit à l’Archiconfrérie de prières pour la conversion d’Israël et le 3 février 1928 à celle pour le retour à la foi catholique des peuples du Nord de l’Europe.

Au séminaire, ses confrères avaient de l’estime pour lui, soit parce qu’il était le plus âgé, soit à cause des études qu’il avait faites, soit… pour la bonne humeur qui le rendait sympathique. Et déjà depuis lors on connaissait son intérêt pour les choses spéculatives alors que les choses matérielles le laissaient fort indifférent.

Les 6 et 7 octobre il reçut la tonsure et les ordres mineurs de l’évêque de Tournai, Mgr Rasneur.
Le 24 septembre 1930, Mgr Drapiez le fit sous-diacre, le 21 décembre Mgr Rasneur l’éleva au diaconat et le 29 Juillet 1931 à la prêtrise dans l’église du couvent du Saulchoir.
Il célébra sa première messe dans sa ville natale à Suresnes.

Le professeur

Après l’ordination, ses supérieurs décidèrent de lui faire poursuivre ses études pour qu’il puisse ensuite enseigner.
Durant l’été 1932 la Faculté de Lille demanda à l’Ordre de saint Dominique un professeur de calcul différentiel et intégral, dont la chaire était devenue vacante, le titulaire étant malade. Le Provincial, le P. Padé, proposa le frère Louis-Bertrand, qui devait encore terminer les études entreprises. Celui-ci, prévoyant la difficulté objective de suivre les cours de théologie au Saulchoir et de donner des cours à Lille, écrivit au P. Provincial dont il dépendait et qui lui répondit : « C’est le P. Héris qui vous envoie et non pas moi. »
Lorsque le P. Louis-Bertrand en parla au P. Héris, il eut comme réponse : « C’est le P. Provincial, ce n’est pas moi ». Alors le P. Louis-Bertrand n’eut plus qu’à accepter, sans savoir de qui était venu l’ordre.

Le 23 mars 1933 il obtint le titre de Lecteur, qui dans l’Ordre Dominicain équivaut à une maîtrise.
À partir de 1933 il fut professeur de philosophie au Saulchoir, enseignant l’épistémologie et la philosophie des sciences.

Ces années-là il collaborait à la Revue des sciences philosophiques et théologiques ainsi qu’au Bulletin thomiste.

Le 26 novembre 1934 il reçut le titre de maître de conférences de la Faculté de Lille. Et ceux qui l’ont vu ne sauraient oublier qu’il était le seul professeur de la faculté à s’agenouiller au début du cours pour réciter la prière Veni Sancte Spiritus.

En 1939, en raison d’un sérieux état de fatigue, il donna sa démission à Lille, au grand désappointement du recteur qui aurait bien voulu le retenir.

Les lois anticléricales étant tombées en désuétude, les Ordres religieux purent rentrer en France : les Dominicains de Kain obtinrent à Étiolles, près de Paris, une maison qui reçut également le nom de “Saulchoir”.

Le “déménagement” se fit en deux étapes : d’abord les philosophes en 1938 puis les théologiens en 1939. Il semble que le P. Louis-Bertrand vînt avec les premiers. Quoi qu’il en soit, l’affectation définitive date de 1939.

Lors de la deuxième guerre mondiale, suite à la mobilisation générale, le Père fut rappelé au service le 9 septembre 1939 avec le grade de lieutenant de réserve. Il fut affecté à la section technique d’artillerie où ses connaissances furent utilisées dans la fabrication des tables de tir.
Après un séjour à Tarbes il fut démobilisé le 10 septembre 1940.

C’est à cette époque qu’il eut la pensée d’une vocation de Chartreux. Il écrivit à plusieurs couvents, parmi lesquels la Grande Chartreuse, et c’est seulement quelques années après qu’il fut admis à en faire l’essai, qui toutefois n’eut pas de suites.
Mgr. Guérard vivait toujours dans un grand silence intérieur, c’est pourquoi peut-être il pensa entrer à la Chartreuse, mais même en cela il ne cessa jamais de vouloir suivre la Volonté du Christ et de la chercher également dans les événements de la vie quotidienne.

Malgré les activités de la vie religieuse il réussit encore à poursuivre ses études de mathématiques.
En 1930 il fut reçu comme membre de la Société Mathématique de France. Le 3 avril 1941 il soutint à la Sorbonne une thèse sur Les systèmes différentiels de second ordre qui admettent un groupe de Lie, soutenue sous le patronage du professeur Élie Cartan, et qui lui valut le doctorat en sciences mathématiques.

Après la guerre, Mgr Guérard rédigea un grand nombre d’ouvrages : Le mystère du Nombre de Dieu (1940), Le statut inductif de la théologie (1942), La théologie historique et le développement de la théologie (1946) ; son chef d’œuvre en ces années-là fut Dimensions de la Foi (1950), prolongement de l’analyse épistémiologique dans le domaine de la connaissance de Dieu, menée avec toute la rigueur et la lucidité théologiques, La théologie de St Thomas et la grâce actuelle (1945), L’Immaculée Conception, clef des privilèges de Marie (1955), Le phénomène humain du Père Teilhard de Chardin (1954).

Désormais nul n’ignorait que ses cours étaient excellents, mais aussi très difficiles, de sorte que bien peu de personnes réussirent à les suivre. Cela lui valut quelques sympathiques moqueries de la part de ses confrères. Ils paraphrasaient par exemple le « Je pense donc je suis » de Descartes pour lui attribuer un « Je pense donc tu suis »…

Le religieux

Il était plein de charité envers tous, tant dans les rapports personnels que dans les circonstances particulières. Ainsi, apprenant qu’une pauvre religieuse se levait à 5h15 pour faire sa méditation par un froid glacial, il voulut lui faire cadeau de son manteau : c’était tout ce qu’il possédait à l’époque.

Quoiqu’il fût un grand “intellectuel” n’allez pas croire qu’il manquait de sens pratique : au contraire il aimait bien “bricoler” : réparer un objet cassé, faire presque tous les jours un peu de jardinage… Il n’hésitait pas à prêter la main aux travaux les plus humbles. Sa science, ses charges, même l’épiscopat ne lui ont jamais fait oublier qu’il était avant tout un religieux dominicain.

Il aimait voyager en train, chargé de sa valise-chapelle, de ses livres pour étudier durant le voyage et de quelques objets personnels, et si la personne qui devait venir le chercher avait un empêchement, lui, sans se soucier, se mettait en route en portant ses bagages.

Qui ne se souvient de sa capacité de rester longtemps à genoux sur le pavé, immobile, absorbé dans l’oraison et de la pauvreté dans laquelle il vivait, se contentant de peu de chose.

Il était tenu à une diète sévère à cause des troubles de l’estomac qu’il avait depuis sa jeunesse. Déjà l’abbé Massenet lui recommandait de prendre soin de sa santé. Lorsqu’il s’était retiré au Saulchoir, il avait demandé aux personnes qui vivaient avec lui de ne pas prendre plus d’une heure pour chaque repas, préparation comprise, car cette occupation, disait-il ne mérite pas davantage ! Plus tard il mitigea cette règle. Si rigoureuse fut-elle, les cuisinières avaient “fait avec” en utilisant des marmites à pression pour rester dans les temps !

Ceux qui l’abordaient ne manquaient pas de remarquer un certain humour qui ne le quittait jamais et dont il colorait même les choses les plus graves. Ils riaient de ses saillies surtout à cause de leur vérité.

Nous ne devons pas oublier son activité dans la vie spirituelle : les nombreuses retraites qu’il prêcha, à des communautés religieuses, à des groupes de tertiaires dominicaines ou encore dans des paroisses. Nombreuses sont celles qui ont été imprimées.
Parmi ses écrits spirituels, citons Virgo fidelis (1950), Magnificat (1950), La Charité de la Vérité (1951), La Voie Royale, Ma Maison sera appelée une maison de prière, Marie Reine, Le Silence.

Il fut nommé, le 7 avril 1950, confesseur-adjoint des Sœurs Dominicaines du Monastère de la Croix à Étiolles, tout en continuant à enseigner au Saulchoir, à participer à divers congrès, notamment au Congrès thomiste à Rome en 1955, où il intervient sur la métaphysique et la métascience, et à celui de Gallarate en 1959.

Travaux et controverses

Durant les années 50, Mgr Guérard participa aux controverses contre le néo-modernisme débordant qui finira par dominer au concile Vatican II.
Dans ses nombreux écrits sur la théologie de la grâce, il distinguera nettement l’ordre naturel de l’ordre surnaturel contre les tendances de la “nouvelle théologie” et du Père de Lubac.
Sur la cosmologie évolutionniste il sera l’un des principaux adversaires du Père Teilhard de Chardin (cf. Sommavilla : La Compagnia di Gesù, Rizzoli 1985).
Ces polémiques amenèrent la condamnation du néo-modernisme par Pie XII avec l’encyclique Humani Generis (1950).

Mgr Guérard dénonça le Père Congar au Saint-Office et il s’aperçut que le Préfet, le Cal Ottaviani, ignorait les idées de Congar. Cela déclencha contre lui la mauvaise humeur de beaucoup de ses confrères, même au Saulchoir.

Le Père Guérard des Lauriers était aussi un éminent mariologue. À ce titre il participa aux travaux préparatoires à la définition du dogme de l’Assomption (1950). À cette occasion il développa la doctrine du magistère ordinaire universel qui prouvait l’infaillibilité du futur dogme.

Il fut en outre l’un des principaux théologiens qui secondèrent l’intention de Pie XII de compléter les dogmes mariaux par la définition de la médiation et de la corédemption de Marie. Mais les progressistes qui n’avaient pas réussi à éviter la proclamation de l’Assomption de la Très Sainte Vierge, obtiendront le renvoi de ces deux définitions. La proclamation de Marie Reine (1954), qui dans les projets de Pie XII devait servir de prélude aux deux suivantes, fut alors le signal d’un temps d’arrêt dont le Père Guérard fut aussitôt fort conscient.

Le rôle assumé par le Père dans les années 50 nous fait comprendre pourquoi Pie XII lui propose la pourpre cardinalice, mais des sources bien informées nous affirment que De Gaulle y mit son veto.

En 1961 Mgr Piolanti invita le Père Louis-Bertrand à venir à Rome pour enseigner à l’Université du Latran. Ainsi durant une dizaine d’années il dut s’absenter d’Étiolles pendant plusieurs mois pour son travail à Rome, logeant à l’Angelicum où il retrouva son cher Père Garrigou-Lagrange, jusqu’à la maladie de celui-ci.

Le Bref examen critique

En attendant les événements se précipitent. La réforme liturgique bat son plein pour arriver au bouleversement de la Sainte Messe. Mgr Guérard raconte :

Rome, Jeudi Saint 3 avril 1969. Ledit “novus ordo missæ” paraît. Il y eut deux chœurs, celui de Satan, celui de Jésus : jubilation, consternation. J’appartenais, par grâce, au second. Mais il fallait agir. Une Romaine de la très haute bourgeoisie, Vittoria Cristina Guerrini, et son amie Emilia Pediconi (l’une et l’autre décédées depuis), connaissaient très bien les milieux du Vatican, en particulier le cardinal Ottaviani. Celui-ci se laisse convaincre. Et c’est ainsi que fut décidée la démarche des cardinaux, démarche dont l’honneur doit revenir à celle qui en conçut le projet, en porta la charge et en mourut d’agonie.

Il fallait préparer le document que le cardinal Ottaviani s’était réservé de réviser, et s’était engagé à remettre au pape. Les deux Romaines, surtout V.C. Guerrini, étaient en relation avec de nombreux ecclésiastiques. Quelques-uns, cinq ou six peut-être, répondirent à l’appel ; mais ils n’apportèrent guère qu’une coopération passive aux quelques réunions hebdomadaires. Cependant le groupe dut beaucoup à un liturgiste extrêmement distingué, courageux auteur d’articles critiques qu’il fit paraître à cette époque dans les journaux romains ; je regrette d’avoir oublié son nom. Monseigneur Marcel Lefebvre nous encourageait, d’un peu loin ; et même il nous gonfla d’espoir : «Nous aurons six cents évêques signataires !» Hélas, il n’y eut même pas lui.

Le Père Guérard rédigea ainsi le Bref examen critique du Novus Ordo Missæ au cours des mois d’avril et mai 1969, surtout la nuit, car cette tâche imprévue s’ajoutait à des journées déjà assez remplies.

À l’occasion de la préparation du Bref examen critique fut organisée à Rome une sainte Messe sur le tombeau de saint Pie V, le jour de sa fête, le 5 mai, célébrée par Mgr Lefebvre, lequel – à l’étonnement des assistants – adopta les mutilations apportées par Paul VI (mutilations assez graves, bien que ce ne fût pas encore la “nouvelle messe”). Lorsque, à la sortie, on lui demanda, avec respect et tristesse à la fois, la raison de son acte, il répondit : « Si on voyait que Mgr Lefebvre célèbre la Messe traditionnelle, cela risquerait le scandale !». Le Père Guérard commentera par la suite :

Si Mgr Lefebvre n’a pas célébré ladite “nouvelle messe”, toutefois il a accompli ou omis extérieurement les gestes qui le laissaient à penser, chose que je n’ai pas été le seul à observer… Double, Mgr Lefebvre l’a été le 5 mai 1969. Alors que, considéré comme étant l’âme d’un minuscule groupe “ami” qui travaillait jour et nuit pour sauver la Messe contre la messe, et manifestant à ce groupe encouragement et sympathie, Mgr Lefebvre infligea à ce même groupe le désaveu public d’une allégeance inconditionnelle à “l’autorité” qu’il fallait contrer.

La rédaction du Bref examen coûta au Père Guérard la chaire du Latran d’où il fut congédié en juin 1970 : «En même temps que le recteur, Mgr Piolanti, et une quinzaine de professeurs, tous jugés indésirables».

Entre-temps au couvent d’Étiolles, où le Père était toujours domicilié, les choses n’allaient pas mieux : certains étudiants du séminaire participèrent aux manifestations de 68 à Paris, sur le toit du couvent fut arboré le drapeau noir des anarchistes. Les supérieurs, même s’ils prirent des mesures, n’étaient plus maîtres de la situation.

Extra conventum

La décision des Dominicains de vendre le Saulchoir fut pour le Père Guérard une cause de tristesse.
Au Saulchoir, il avait une vie assez retirée dans sa petite chambre en haut de la maison, “au grenier” comme disaient ses confrères en le plaisantant, et là il avait écrit sur un mur de sa cellule : O Beata Trinitas stat Veritas dum volvitur orbis, (Ô Bienheureuse Trinité la Vérité demeure tandis que le monde passe). C’est un peu le résumé de toute sa vie intérieure, dans laquelle il chercha à pénétrer le mystère de la Sainte Trinité.

Les Dominicains ne prirent même pas la peine de transporter tout le mobilier sacré, et ce fut grâce à l’intervention du Père Louis-Bertrand que beaucoup d’objets du culte furent sauvés de la destruction ou d’un usage profane. À la suite de ce dernier épisode Mgr Guérard demanda et obtint des Supérieurs de vivre extra conventum : désormais la Foi lui imposait de se séparer physiquement de ces personnes qui, acceptant les nouvelles réformes, allaient jusqu’à perdre la foi.
À ce moment-là, il pensait se retirer dans un quasi-isolement pour s’adonner à la prière et à l’achèvement de ses études. Mais l’homme propose et Dieu dispose.

Le Père se consacra à la prédication de retraites, il donna des conférences, spécialement sur la situation présente, il servit les centres de Messe traditionnels.

Mgr Lefebvre ouvrait alors le séminaire d’Écône et avait besoin de professeurs pour assurer l’enseignement. Le Père Guérard fut sollicité pour donner des cours. C’est ainsi que débuta la coopération du Père avec Mgr Lefebvre, auquel il chercha à faire du bien, qu’il voulut éclairer sur les principes qu’exigent la vérité et la cohérence dans l’action “traditionaliste”.

À cette époque le Père Guérard chercha l’explication théologique qui rend juste et légitime le refus des nouvelles réformes : il élabora ainsi la thèse selon laquelle le “pape”, au moins depuis le 7 décembre 1965, ne professa plus extérieurement la Foi, ouvertement et objectivement, et à cause de cela perdit ipso facto l’Autorité sur l’Église militante, car il ne dirigeait plus ses actions en vue du bien de l’Église et du salut des âmes. Comme, jusqu’à preuve du contraire, son élection semble valide et vu que, jusqu’à présent, personne dans l’épiscopat ne l’a mis officiellement en demeure de retirer son hérésie, il reste qu’il est “pape” seulement “matériellement” non point “formellement” (cf. Sodalitium n° 13, p. 18 à 24) et que par conséquent il ne doit pas être cité au canon de la sainte Messe dans l’offrande de la Victime à Dieu.

Comme des divisions se manifestaient à Écône à ce sujet, tant parmi les professeurs que parmi les élèves, Mgr Lefebvre prit la décision de “purger” le corps professoral, et le Père Guérard fut congédié à l’automne 1977, après avoir prêché aux séminaristes la retraite d’ouverture de l’année scolaire, au cours de laquelle il avait dit entre autre qu’il fallait obéir au “pape” «comme à un cadavre» (non pas perinde ac cadaver mais sicut cadaveri) !

Les rapports avec Mgr Lefebvre demeurèrent bons cependant.

Le Père Guérard donna l’habit de tertiaire dominicain à certaines personnes. Il en avait les pouvoirs, mais il n’avait pas ceux de donner “la Miséricorde de l’Ordre” et donc il ne fit entrer personne dans l’Ordre proprement dit : «Je sais n’en avoir pas ce droit et je l’ai déclaré explicitement», écrivait-il quelque temps après. C’est pourquoi lorsque l’un de ces tertiaires donna l’habit à des postulants, Monseigneur lui écrivit pour lui dire qu’il n’en avait pas le droit et que lui-même ne reconnaissait pas ces jeunes gens comme frères du Tiers-Ordre.

R.P. Guérard et Mgr Lefebvre

En remerciement du bien qu’il leur avait fait, il fut abandonné par tous. Citons comme exemple, la lettre de Mgr Lefebvre dans laquelle il expliquait pourquoi il ne voulait pas que le Père revînt à Écône pour leurs études (bienheureuses confiance et simplicité !) sans même imaginer que l’on y ferait tout pour les détacher de lui :

Cher Révérend Père, (…) l’unique motif qui me cause quelque appréhension c’est l’absolu de vos affirmations au sujet du Pape et éventuellement du N.O.M.

Ma pensée est moins affirmative. J’ai émis et j’émets encore des doutes sur le Pape Paul VI. Je me demande en effet comment un Pape peut à ce point contribuer à l’auto-démolition de l’Église, mais cela me permet-il d’affirmer qu’il n’est pas Pape ? Je n’ose pas le dire d’une manière absolue et définitive. (…)

Si vous avez l’évidence de la déchéance juridique du Pape Paul VI, je comprends votre logique subséquente, mais personnellement j’ai un doute sérieux, et non une évidence absolue (…)

Dans l’attitude pratique, ce n’est pas l’inexistence du Pape qui fonde ma conduite, mais la défense de ma foi catholique (…) Or vous croyez en conscience devoir partir de ce principe qui malheureusement jette le trouble et cause des divisions violentes, ce que je tiens à éviter (…)

Voilà en quelques mots ma pensée, qui n’est pas bien loin de la vôtre, mais qui dans la conduite tient davantage compte des réalités aussi bien traditionalistes que progressistes.

La réponse du Père Guérard fut claire et cohérente (07/02/79) :

En ce qui concerne le Pape Paul VI, je n’ai pas l’évidence de la déchéance juridique, mais j’ai, et il y a, évidence métaphysique et théologale qui, si la plus haute Autorité de l’Église reprend une doctrine traditionnelle déjà définie, ladite Autorité jouit ipso facto de l’assistance immédiate du Saint Esprit. Et si ladite Autorité fonde une déclaration expressément sur l’autorité de l’Écriture, alors ipso facto elle doit déclarer infailliblement la vérité.

Si ce n’est pas évident, daignez me montrer où est la faille.

Et si c’est évident, alors “l’Autorité” qui a affirmé une erreur était en fait ontologiquement inapte à exercer l’autorité.

Je n’ai jamais dit que pour autant il y eût déchéance juridique de “l’Autorité”. Paul VI est demeuré pape materialiter. Il ne l’était plus (au moins à partir du 07/12/65) formaliter (…)

Il est impossible qu’une profanation sacrilège de la vérité se soit ingérée dans l’Église qui est sainte. Déclarer explicitement que Vatican II, en tant que concile, n’est pas “d’Église”, n’existe pas en tant que concile, est une condition sine qua non pour rétablir l’ordre dans l’Église. Il peut y avoir une interprétation traditionnelle des vérités contenues dans Vatican II. Mais il n’y a aucune interprétation traditionnelle possible de Vatican II en tant que concile. Puisque, très précisément à ce point de vue, Vatican II opère une rupture de la Tradition.

Vous précisez que «votre conduite est fondée, non sur l’inexistence du Pape mais sur la foi catholique» (…) mais je ne vois pas, dans l’Église catholique romaine, qu’on puisse témoigner en faveur de la Foi, sans se situer avec exactitude par rapport au Magistère tel qu’il est (ou paraît être) actuellement.

L’existence d’un Magistère infaillible, et qui affirme de lui-même qu’il est infaillible, cette existence est une condition sine qua non pour exercer la Foi, aussi bien au point de vue théorétique qu’au point de vue pratique (…)

Vous ajoutez, Monseigneur, que «vous tenez compte, davantage que moi, des réalités aussi bien traditionalistes que progressistes».

Mais enfin, convient-il de tenir compte du progressisme, si tant est qu’il soit un réalité ? Et vers quels témoins va-t-on ? Sinon vers ceux qui ne font pas acception des personnes et qui «enseignent la voie de Dieu selon la vérité» (Marc 12, 14).

C’est «la vérité qui nous libèrera» (Jean 8, 32) et elle seule. On ne peut pas résoudre une question qui concerne la vérité par la “co-existence pacifique” dans une “pseudo-charité”, ou par le silence qu’impose l’autorité. Cela, c’est le procédé de l’église en déroute, procédé que suscite le «père du mensonge».

«Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (…) si ceux-ci se taisent, les pierres crieront» (Luc 19, 40). Bénie soit la vérité. Il ne faut pas la taire, il faut la crier.

L’inexistence (relative) du Pape (formaliter) n’est pas, selon moi, comme vous l’écrivez, un “principe”. C’est l’inéluctable conséquence des faits observés ; et c’est, aussi bien pour témoigner de la Foi que pour administrer dans l’Église les sacrements de la Foi, un indispensable présupposé.

Dans la charité de la vérité, veuillez agréer (…)

Une telle lettre restera sans réponse.

Cette recherche de la vérité qui répudiait toute fausse charité, sentimentale ou intéressée, l’adhésion au Vrai, objectif et rationnel, sera la cause du rejet de la part de beaucoup, soit de la thèse du Père, soit même de sa personne. L’abbé Coache aura la… délicatesse de faire parvenir au Père Guérard, le 29/01/1979, l’invitation à une réunion fixée pour le 22, soit sept jours avant ! Critiqué par tous pour sa position, il n’obtint jamais, de qui que ce soit, une réponse logique et précise à la thèse qu’il avait exposée.

Qui refuse la grâce s’enfonce davantage dans le péché : ainsi celui qui refuse la lumière de la vérité s’enfonce de plus en plus dans les ténèbres de l’erreur. Et de fait c’est à cette époque que Mgr Lefebvre signa le Communiqué aux Associations saint Pie V rédigé à Flavigny avec d’autres “chefs de file” du traditionalisme. Ils y affirmaient leur attachement au «successeur de Pierre» malgré les graves reproches que l’on est en droit de lui faire (sic!) et ils demandaient aux fidèles de se regrouper autour de «prêtres fidèles attachés à Rome et au successeur de Pierre».

Il est hérétique, contraire à l’instinct de la Foi – commente le Père Guérard –, aberrant par rapport à toute la Tradition, de prétendre que l’on puisse, et a fortiori que l’on doive, «demeurer attaché à un dit successeur de Pierre» qui profère habituellement l’hérésie, favorise en acte tout ce qui pourrait détruire l’Église, se refuse en fait à exercer comme il se devrait le charisme d’infaillibilité (…) en vue de condamner et d’extirper les gravissimes altérations de la Messe et du Magistère.

C’est toujours durant cette période que Mgr Lefebvre écrivit la fameuse Lettre n°16 aux Amis et Bienfaiteurs dans laquelle il mettait pratiquement à égalité la nouvelle “messe” et la vraie Messe, qui suscita la réaction de ceux qui avaient conservé la Foi et provoqua la lettre ouverte du Père Guérard : Monseigneur, nous ne voulons pas de cette paix. Cela fit du bruit !
Les réactions à cette lettre ouverte furent nombreuses : la distance entre le Père Guérard et le “monde” traditionaliste se fit plus grande. Quant aux réponses doctrinales, comme d’habitude, il n’y en eut point. Rien que des attaques injurieuses.

Durant cette même année, le Père commença, pour la première fois, la publication de sa thèse sur le Siège formellement vacant dans les Cahiers de Cassiciacum. Elle ne trouva toujours pas de réponse sérieuse, mais pas non plus de personnes ayant le courage d’embrasser la vérité lorsqu’elle est assortie de sacrifices et d’humiliations.

Le sacre

À la suite de pressantes invitations, le 7 mai 1981, le Père Guérard accepte d’être consacré évêque par Mgr Ngo Dinh Thuc, archevêque de Hué (Vietnam), «consécration valide, licite et légale» dont nous avons donné toutes les explications dans le Sodalitium n° 13 (p. 25-28 et n° 16, p. 33 et 34).

Pour quelle raison Mgr Guérard a-t-il été amené à l’accepter après une année environ de réflexion ? Lui-même va nous répondre. C’est la même «voix» qui le conduisit à la vocation :

La perception que j’ai eue quand je rentrai dans l’Ordre de la Vérité a été pour moi une résonance de même vie, de même tonalité que l’intuition que j’ai eue de devoir accepter une sorte de voix intérieure, une pulsion intérieure. On est mû hors soi-même quand il faut. On voit, on sent une certitude absolue, une sorte d’impression à partir du plus profond de l’âme. Alors la première intuition ça a été : Veritas. Et pour l’épiscopat : HOC EST ENIM CORPUS MEUM. Et j’ai compris : «il faut tout faire pour sauver l’Oblatio Munda».

Le sacre fut accompli sans que personne ne soit mis au courant, et cela dura un certain temps.
Est-ce une erreur ? Une imprudence ? L’acquiescement à un conseil par trop prudent ? Quoi qu’il en soit, Monseigneur eut le courage et l’humilité d’admettre qu’en cela il pouvait s’être trompé (qui ne l’a jamais fait dans les milieux traditionalistes ?). Mais beaucoup, sinon tous, profitèrent de cette circonstance secondaire pour condamner l’acte même de la consécration (ce sont d’ailleurs les mêmes, pour une bonne part, qui applaudissent aujourd’hui aux sacres de Mgr Lefebvre). Est-ce honnête ?… Cela ressemble fort au libéralisme ! Dieu jugera, mais les actes accomplis ont déjà été posés sur la balance et le Seigneur les a déjà jugés.

Bien peu furent les amis qui restèrent unis à Monseigneur : avec l’épiscopat il avait vraiment embrassé toute la Croix. Abandonné par ceux sur lesquels il comptait, blessé par l’incompréhension et la déformation de la thèse de Cassiciacum et par la fermeture des esprits face à la Vérité, Mgr Guérard connut une tristesse semblable à celle de Jésus au Jardin des oliviers. L’on peut véritablement lui appliquer les paroles d’Isaïe (63/3) : «J’ai foulé seul au pressoir et, parmi les peuples, personne n’a été avec moi».

Les calomnies

Lorsque quelqu’un est resté seul, il est facile de le calomnier pour diriger sur lui le mépris des autres. Un exemple entre tous, encore une fois Mgr Lefebvre, au cours du Colloque de Montreux du 16 mars 1983, publié par Marchons droit de juin-septembre 1983 :

Le Père Guérard des Lauriers et le Père Barbara m’ont écrit des stupidités et des insultes. Je ne leur ai jamais répondu. Je n’ai jamais insulté quiconque de mes confrères qui s’est séparé de moi.

Deux considérations : les arguments de Mgr Guérard sont-ils des «stupidités» ? Appeler «trahison» les demandes de compromis avec les modernistes et «traître» leur auteur, est-ce une insulte ? Quant à la réponse, elle s’imposait à Mgr Lefebvre étant donné son attitude équivoque à l’égard de la Foi : s’il ne l’a pas donnée, le soupçon sur la Foi demeure.
Au «Je n’ai jamais insulté» Mgr Guérard répond : «Mais Mgr Lefebvre calomnie, chose qui est bien pire». Et voici la calomnie :

Le Père Guérard des Lauriers est allé à Palmar de Troya pour voir si ce Pape pouvait être considéré authentique. C’est le schisme. Ce n’est pas à chacun d’entre nous de faire un Pape. On s’éloigne de la Pierre fondamentale, on s’éloigne de l’Église.

C’est faux : Mgr Guérard non seulement n’est pas allé, mais il n’a jamais imaginé prendre en considération la question de Palmar. Il a désapprouvé que Mgr Thuc se soit laissé circonvenir par eux. Bien plus, il a toujours refusé la tendance de certains évêques de la “lignée Thuc” de s’arroger un pouvoir de juridiction et d’aller jusqu’à élire un pape. Il a défini une telle position «sessionite créativiste (…) qui flatte l’esprit d’aventure» (Sodalitium n°16 p. 22 et 24).

Mgr Lefebvre, bien que renseigné sur la fausseté de sa déclaration, n’a jamais rétracté la calomnie, jamais il n’a admis s’être trompé. Alors, qui utilise «les stupidités et les insultes», les mensonges et les faux témoignages ? Ici également : Dieu juge, et les actes posés, Il les a déjà jugés.

L’apostolat de Mgr Guérard

Depuis 1983, Mgr Guérard s’est consacré à approfondir la thèse de Cassiciacum, précisant ce qu’il convenait de faire. Il met en évidence la nécessité d’avoir des évêques qui professent intégralement la Foi catholique et qui soient consacrés validement pour pouvoir continuer la Missio confiée par notre Seigneur Jésus-Christ à Son Église. Il spécifie également quels sont les pouvoirs réels et les limites de cet épiscopat de l’Église en état de privation de Pape.

Mgr Guérard n’a jamais évité la discussion : il n’a jamais refusé de revoir entièrement sa thèse en fonction des objections qui lui seraient faites, et ceci par simple honnêteté et loyauté intellectuelle, sans être lié à un parti pris, ni même à “sa” thèse, mais avec le seul désir de chercher la Vérité, voulant en être l’humble instrument.

«Je me place du point de vue de l’être» disait-il souvent lorsqu’il exposait sa pensée : ce réalisme dans les plus hautes spéculations rendait évidente la vérité de ce qu’il affirmait. Et lorsqu’il “découvrait” une vérité, il l’aimait et l’embrassait totalement : cette adhésion était telle qu’il n’admettait pas que l’on s’entête à contredire ce qui est vrai, et elle s’accompagnait du pouvoir de discerner dans ceux qui se trompaient l’erreur due à une ignorance invincible de celle provenant d’une ignorance coupable.

Prêt à parler avec tout le monde, il conservait avec chacun sa simplicité comme sa fermeté : «Il ne faut pas se défiler» disait-il souvent et il est resté fidèle à ce principe, allant jusqu’à payer de sa personne en accordant sa confiance à certains qui ne la méritaient pas ou qui n’ont pas correspondu au bien qu’ils avaient reçu. Cette ouverture «confiante» et presque innocente envers le prochain, lui a donné la possibilité de s’approcher de beaucoup d’âmes, de reconnaître celles qu’animait la même Foi et de ramener aux sacrements des personnes qui s’en étaient éloignées depuis longtemps.

«La charité qui vient de Dieu ne fait pas acception de personne» écrivait-il. Pas d’ostentation, pas « d’édification », pas de calcul. «Si une vie est vraie, elle ne peut pas ne pas rayonner», «si nous faisons de la Vérité la règle de nos paroles et de nos pensées, nous induisons les autres à la sincérité, sans laquelle il n’y a pas de vie possible avec Dieu».

Ce sont ses affirmations qui nous prouvent la clarté de son âme et la rectitude de ses intentions. D’ailleurs, la confiance envers les personnes ne l’a jamais empêché de savoir bien reconnaître dans les modernistes l’impossibilité pratique (bien que non théorique) de pouvoir se convertir à la Foi.

L’amour de la Vérité et l’attachement à la sainte Église, le désir d’opérer le bien pour notre Seigneur Jésus-Christ, permit à Mgr Guérard de ne pas se “reposer” sur ses lauriers mais de continuer la lutte usque ad mortem jusqu’à la fin de sa vie. La thèse de Cassiciacum est le point de départ de son action. Il écrivait :

Ce que l’on pense réellement de la thèse se manifeste en effet dans l’agir. Car la thèse, réellement affirmée, (…) entraîne inéluctablement l’alternative suivante :

  1. ou bien continuer la Missio, et donc reconnaître qu’il faut, pour cela (et d’ailleurs pour cela seulement) des évêques, lesquels, dans la situation actuelle, doivent évidemment être consacrés sans qu’il soit possible d’en référer à l’Autorité.
  2. ou bien admettre que la Missio doive au moins provisoirement cesser, puisqu’il est impossible qu’elle soit parfaitement ce qu’elle devrait être.

Il s’ensuit que si, à la fois, on refuse la consécration des évêques et on poursuit la Missio, alors, quoi qu’on en dise et quoi qu’on en veuille, on ne soutient pas la thèse réellement, c’est-à-dire qu’en réalité on nie la thèse.

À qui niait une telle alternative, il répondait :

Ou bien il y a la Missio ou bien il n’y a pas de Missio, par le principe de non-contradiction. La composante essentielle de la Missio est la Messe, l’Oblation pure. Quelles sont les composantes de la Missio, qui peuvent durer sans évêques ? La Missio, sans l’Autorité suprême en acte, requiert des évêques.

Donc, pour continuer la Missio, Mgr Guérard voulut ordonner des prêtres et sacrer des évêques. Et de fait, le 17 mars 1984 il ordonna prêtre l’abbé Hubert Petit, le 30 avril suivant il sacra Mgr Storck, le 22 août 1986 Mgr McKenna et le 25 novembre 1987 Mgr Munari.

Avant chaque consécration il a toujours spécifié la nécessité dans laquelle on était d’agir sans le mandat romain et le désir d’être soumis à un vrai Pape lorsque Dieu le donnerait à son Église, mettant ainsi fin à l’état de vacance formelle (Sodalitium n° 16, p. 3 et 4).

L’amour de l’Église et de l’Oblation pure ne l’arrêtait devant aucun sacrifice : malgré son grand âge il n’hésitait pas à faire des milliers de kilomètres pour prêcher, assurer la sainte Messe, administrer les sacrements, visiter des personnes dans le besoin, accepter même des vocations avec la charge de préparer et donner les cours sans jamais penser à lui, ni à sa fatigue, ni à ses crises de foie qui l’obligeaient souvent à garder le lit dans la souffrance.

Clairvoyance

Dans les derniers temps il a pu voir se réaliser ses “prévisions” sur les événements qu’aujourd’hui nous vivons. Et d’abord “l’écroulement” du Père de Blignières, dont il connaissait les qualités mais dont il avait vu ce que d’autres n’avaient pas discerné : « Ce sera un homme pour le meilleur ou pour le pire » avait-il pronostiqué bien auparavant.
En 1982 il écrivait à son propos : «Je ne peux plus être sûr de lui. Il semble trop soucieux de conserver un contact (utile ?) avec tous. Cela n’est pas rassurant».

Mais déjà, à partir du sacre de Mgr Guérard, le Père de Blignières fit preuve d’une telle véhémence contre cet acte, que son adhésion à la thèse de Cassiciacum ne paraît pas entière. Dieu seul scrute les reins et les cœurs et connaît les intentions les plus cachées ; mais Mgr Guérard a tenté et jusqu’à la fin espéré ramener le Père de Blignières sur la bonne voie, malgré le mal rendu pour le bien.

En ce qui concerne Mgr Lefebvre nous pouvons également dire aujourd’hui que Mgr Guérard avait prévu la façon dont il effectuerait des sacres :

Il conviendra donc, si lesdites consécrations ont lieu, de ne pas se réjouir prématurément. Il faudra examiner si la question du “mandat romain”, normalement requis pour toute consécration épiscopale, a été clairement posée, et résolue (…) Des consécrations épiscopales qui seraient accomplies selon le rite traditionnel, mais (…) “una cum W.”  (W. = Wojtyla) seraient valides. Mais, étrangères à la saine doctrine, chargées de sacrilège puisqu’injurieuses pour le témoignage de la très sainte Foi, elles ne s’expliqueraient que par l’astuce de Satan. (Sodalitium n° 16, p. 16 et 17)

La thèse de Cassiciacum et les sacres

La thèse et l’inférence qui l’établit (vacance formelle du Siège apostolique à cause du schisme capital de Wojtyla, non capable de poser des ordinations ayant force exécutoire dans l’Église), doivent être certaines, doivent non seulement justifier mais impérer le comportement pratique des fidèles qui, lucides dans leur attachement à la tradition, refusent de reconnaître W. comme étant formellement et en acte le chef visible de l’Église militante.

De plus, cette inférence doit être autonome. C’est-à-dire que la certitude requise pour cette inférence ne peut procéder, fût-ce implicitement, d’un jugement dont la pseudo-certitude tiendrait elle-même à la pseudo-“autorité” qui sévit actuellement dans l’Église militante, celle de W. Il serait donc contradictoire (et vain), de recourir à l’autorité de “l’autorité”, en vue de prouver qu’il faut… ne pas reconnaître “l’autorité”.

Il serait contradictoire de présumer, en vue de confectionner la preuve, l’infaillibilité de ce dont on prétendrait, au terme de la preuve, affirmer, qu’il a déserté l’infaillibilité. Telle est la viciosité radicale du lefebvrisme.

Concrètement dans la réalité, quoi qu’il en puisse être des déclarations platoniques ou de spectaculaires velléités, quiconque accomplit la Missio a inéluctablement et objectivement le même comportement à l’égard de la thèse et à l’égard de la consécration, attendu que ces deux choses sont ontologiquement indissociables, comme le sont, en tout existant concret, l’acte d’être et la nature qui en est la mesure.

C’est d’ailleurs ce qui confirme l’observation.
D’une part en effet, rejeter la thèse, et admettre la consécration, ce serait évidemment être schismatique.
D’autre part, rejeter la consécration et admettre (apparemment) la thèse, c’est dégrader celle-ci en une abstraction eidétique (purement logique et coupée de la réalité) qui n’est plus le Vrai adéquatement convertible avec la réalité. La consécration prouve que quiconque, fût-ce sur un seul point, n’est pas pour la thèse, en réalité, est contre la thèse («qui n’est pas avec moi est contre moi» Luc XI, 23) (…)

Si on choisit de poursuivre la Missio sans en référer à “l’autorité”, c’est parce qu’on justifie ce comportement apparemment anormal en affirmant que “l’autorité” n’est pas l’Autorité, c’est-à-dire en affirmant la thèse au titre de “principe” et en posant “en acte” que ce “principe” exige de poursuivre la Missio. Dès lors, ce qui s’oppose ex se à la perduration de la Missio, s’oppose ex se et ipso facto à la thèse, laquelle en est en droit le principe nécessitant. Et comme, sans consécration la Missio ne peut durer, la conjoncture, c’est-à-dire le fait de poursuivre la Missio sans en référer à “l’autorité”, entraîne que, objectivement et concrètement, refuser la consécration c’est nier la thèse. Autrement dit, la consécration étant une condition nécessaire pour que subsiste une conséquence, en fait, nécessaire de la thèse, empêcher cette conséquence (en refusant la consécration), c’est en réalité refuser la thèse qui est le principe nécessitant de cette conséquence.

Ces principes d’action, étudiés et vécus par Mgr Guérard ont été d’une façon cohérente la règle de sa vie durant les dernières années, jusqu’à la fin : critiqué, moqué, et se voyant surtout abandonné, il n’a cessé de professer la Vérité.
Jusqu’à maintenant, personne n’a su mieux que lui analyser la situation actuelle, personne n’a su répondre aux objections qu’il posait aux autres thèses prétendant résoudre autrement la situation actuelle.

Defunctus adhuc loquitur : le défunt parle encore. C’est bien le cas de Mgr Guérard parce que nous trouvons dans ses écrits et dans ses paroles la compréhension des faits d’aujourd’hui et de demain : la solution de la crise dans l’Église apparaîtra lorsqu’on appliquera honnêtement tous les principes qu’il a exposés. Prendre, comme beaucoup, une partie seulement de ce qu’il a enseigné “pour ne pas se salir les mains” n’est pas honnête et ne résoud rien du tout. Mais évidemment faire sienne toute la thèse de Mgr Guérard, aujourd’hui, coûte bien des humiliations et des incompréhensions.

Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur

Maintenant Mgr Guérard nous regarde de là-haut. Que dire de lui à présent ? C’est lui-même qui nous le suggère :

Beati mortui qui in Domino moriuntur. Beati. La foi tressaille et la nature demeure interdite. Mystère et mystère. C’est la solennelle Parole qui irradie la lumière propre au Royaume. Beati mortui qui in Domino moriuntur ! C’est comme une neuvième béatitude, c’est l’aurore de la Béatitude éternelle, la seule qui se passe de “pourquoi”. Aussi bien pouvons-nous compléter l’ultime béatitude de la terre, qui doit être semblable aux huit premières : Beati mortui qui in Domino moriuntur, quia Pretiosa est in conspectu Domini mors sanctorum ejus (Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur parce que elle a du prix aux yeux du Seigneur la mort de ses saints) (Apoc. 14, 13 ; Ps 115,15).

Témoin de la mort d’autrui, nous ne pouvons reconstruire le rôle du mourant. Désireux de voir Dieu, notre nature se refuse à comprendre pourquoi l’unité de notre être doit être détruite pour saisir celui qui en est la cause. Mais il n’y a, en l’occurrence, qu’une chose à comprendre : la mort n’est entrée dans le monde que par le péché… Nul sur terre ne voit Dieu. Qui veut voir veut donc quitter la terre. Qui veut demeurer sur terre, peut-être voudrait voir, mais en vérité ne le veut pas. Beati mortui qui in Domino moriuntur. Bienheureux ceux qui meurent en la vertu du désir de leur Seigneur.

Le désir de Dieu réalise donc la béatitude dans la mort, bien qu’il ne vise pas la mort elle-même, voilà le fait : mourir m’est un gain (Phil. 1, 21).

Comment cela se fait-il ? Or il y a une radicale opposition entre le mirabilius reformasti et la déformation : l’une fut une brisure violente imposée du dehors par l’homme, lui-même volontairement hors l’ordre de Dieu ; l’autre procède toujours du dedans, selon la douceur et la force de Dieu. La mort à laquelle se heurta un désir aveuglé et qui priva de vie, voici qu’elle devient en la Résurrection la condition intrinsèque de la Vie ; et voici qu’un désir saint assume la mort au point de la produire, loin de la vouloir fuir. Ô Seigneur, comme c’est grand de mourir de désir, et je vous prie ardemment de me faire tout humble si vous daignez faire résonner en mon cœur votre mystérieux : « Si tu veux… » (Matt. 19, 21).

Pour entrevoir comment mourir en Vous est simple, je ne dois pas considérer en moi la créature, la créature humaine, la créature humaine et pécheresse confrontée à son Créateur, à l’Esprit subsistant, à l’Amour subsistant. Ce qui éternellement me fait et me fera simple, c’est-à-dire semblable à Vous, c’est d’être votre enfant. L’acte de mourir en Vous est par excellence : acte issu de l’enfant, issu du désir, mais sous la motion de la mystérieuse Grâce. Le désir inspirateur de la mort bienheureuse procède de la créature. C’est un désir inconditionné qui tend vers son objet, qui tend également à être infini. Or le désir, comme acte de la créature, est fini. Il ne peut être infini que saisi en Dieu se faisant immanent à lui.
C’est Dieu qui suscite le désir, en tant qu’Il attire. « Nul ne vient à moi si mon Père ne l’attire » (Jo. 16, 44). « Quand j’aurai été élevé, j’attirerai tout à moi » (Jo. 12, 32). Le désir est infini dans l’attrait où il repose.

Précieuse pour Vous, Seigneur, la mort de chacun de vos enfants : Abba Pater. Précieux pour Vous le trépas de ceux qui, en vertu de votre Amour, s’instruisent mutuellement de la plus secrète des Béatitudes : celle de mourir et de découvrir, dans l’acte même de la mort, le signe suprême de votre sagesse : ceux-là manifestent, en deçà des larmes et de la Gloire qu’ils se partagent, l’intime transcendance de votre immuable Attrait. Précieuse Vous est, Seigneur, la mort de chacun de vos saints dans votre Amour ; précieuse Vous est la mort de tous vos saints ensemble dans ce même Amour.