Lettre apostolique condamnant l’américanisme : « Testem Benevolentiæ » de Léon XIII

LETTRE APOSTOLIQUE
« TESTEM BENEVOLENTIÆ »

À NOTRE CHER FILS
JACQUES GIBBONS, CARDINAL PRÊTRE
DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE
DU TITRE DE SAINTE-MARIE DU TRANSTEVERE
ARCHEVÊQUE DE BALTIMORE,

LÉON XIII, PAPE

CHER FILS, SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE

Nous vous adressons cette lettre en témoignage de Notre bienveillance, de cette bienveillance que, durant le cours de Notre long pontificat, Nous n’avons jamais cessé de professer à votre égard, à l’égard des évêques vos collègues et de tout le peuple américain, saisissant avec joie toutes les occasions que Nous offraient, soit les heureux développements de votre Eglise, soit vos utiles et sages travaux consacrés à la défense et à l’exaltation du catholicisme. Bien plus, il Nous est arrivé souvent de remarquer et de louer l’heureux caractère de votre nation toujours prête à toutes les nobles entreprises et à la poursuite de ce qui favorise le progrès de la civilisation et la prospérité de l’État.

Le but de cette lettre est non de confirmer les éloges que Nous vous avons souvent décernés, mais plutôt de vous signaler quelques écueils à éviter et certains points à corriger. Néanmoins, cette lettre Nous étant dictée par la même charité apostolique que Nous avons toujours ressentie pour vous, et que Nous avons souvent exprimée, Nous espérons que vous la considérerez également comme une nouvelle preuve de Notre affection ; Nous avons d’autant plus confiance qu’il en sera ainsi que cette lettre est spécialement destinée à terminer certaines discussions qui se sont récemment élevées parmi vous et qui, au détriment de la paix, troublent gravement sinon tous les esprits, du moins un très grand nombre.

Vous n’ignorez pas, cher Fils, que l’ouvrage sur la vie d’Isaac-Thomas Hecker, par le fait surtout de ceux qui l’ont traduit ou commenté en langue étrangère, a suscité de graves controverses, en raison des opinions qu’il propageait relativement à la méthode de vie chrétienne.

C’est pourquoi, afin de sauvegarder l’intégrité de la foi et de garantir la sécurité des fidèles, Nous voulons vous écrire en détail sur cette question, selon le devoir de Notre apostolat suprême.

Le principe des opinions nouvelles dont Nous venons de parler peut se formuler à peu près en ces termes : pour ramener plus facilement les dissidents à la vérité catholique, il faut que l’Église s’adapte davantage à la civilisation d’un monde parvenu à l’âge d’homme et que, se relâchant de son ancienne rigueur, elle se montre favorable aux aspirations et aux théories des peuples modernes. Or, ce principe, beaucoup l’étendent non seulement à la discipline, mais encore aux doctrines qui constituent le dépôt de la foi. Ils soutiennent en effet qu’il est opportun, pour gagner les cœurs des égarés, de taire certains points de doctrine comme étant de moindre importance, ou de les atténuer au point de ne plus leur laisser le sens auquel l’Église s’est toujours tenue.

Il n’est pas besoin de longs discours, cher Fils, pour montrer combien est condamnable la tendance de cette conception : il suffit de rappeler le fondement et l’origine de la doctrine qu’enseigne l’Église. Voici ce que dit à ce sujet le Concile du Vatican :

« La doctrine de la foi révélée par Dieu a été présentée à l’esprit humain non comme un système philosophique à perfectionner, mais comme un dépôt divin confié à l’Épouse du Christ qui doit fidèlement le garder et l’interpréter infailliblement… Le sens que notre Sainte Mère l’Église a une fois déclaré être celui des dogmes saints doit être toujours conservé, et jamais il ne s’en faut écarter sous le prétexte ou l’apparence d’en mieux pénétrer la profondeur (1). »

Il ne faut pas croire non plus qu’il n’y ait aucune faute dans ce silence dont on veut couvrir certains principes de la doctrine catholique pour les envelopper dans l’obscurité de l’oubli.

Car toutes ces vérités qui forment l’ensemble de la doctrine chrétienne n’ont qu’un seul auteur et docteur : Le Fils unique qui est dans le sein du Père (2). Elles conviennent à toutes les époques et à toutes les nations : c’est ce qui résulte manifestement de ces paroles adressées par le Christ lui-même à ses apôtres : Allez, enseignez toutes les nations… leur apprenant à observer tout ce que je vous ai commandé : et voici que Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles (3).

Aussi le même Concile du Vatican dit-il : « Il faut croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu écrite ou enseignée et que l’Église, soit par une définition solennelle, soit par son magistère ordinaire et universel, propose comme devant être cru révélé de Dieu (4). »

Qu’on se garde donc de rien retrancher de la doctrine reçue de Dieu ou d’en rien omettre, pour quelque motif que ce soit, car celui qui le ferait tendrait plutôt à séparer les catholiques de l’Église qu’à ramener à l’Église ceux, qui en sont séparés. Qu’ils reviennent, rien, certes, ne Nous tient plus à cœur ; qu’ils reviennent, tous ceux qui errent loin du bercail du Christ, mais non par une autre voie que celle que le Christ a lui-même montrée.

Quant à la discipline d’après laquelle les catholiques doivent régler leur vie, elle n’est pas de nature à rejeter tout tempérament, suivant la diversité des temps et des lieux.

Il est certain que l’Eglise a reçu de son Fondateur un caractère de clémence et de miséricorde : aussi, dès sa naissance, a-t-elle fait volontiers ce que l’apôtre saint Paul disait de lui-même : Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous (5).

L’histoire de tous les siècles en est témoin, ce Siège Apostolique, qui a reçu non seulement le magistère mais le gouvernement suprême de l’Église, s’est toujours tenu dans le même dogme, au même sens et à la même formule (6) ; en revanche, il a de tout temps réglé la discipline, sans toucher à ce qui est de droit divin, de façon à tenir compte des mœurs et des exigences des nations si diverses que l’Église réunit dans son sein. Et qui peut douter que celle-ci soit prête à agir de même encore aujourd’hui si le salut des âmes le demande? Toutefois, ce n’est pas au gré des particuliers, facilement trompés par les apparences du bien, que la question se doit résoudre; mais c’est à l’Eglise qu’il appartient de porter un jugement, et tous doivent y acquiescer, sous peine d’encourir la censure portée par Notre prédécesseur Pie VI. Celui-ci a déclaré la proposition LXXVIII du Synode de Pistoie « injurieuse pour l’Eglise et l’Esprit de Dieu qui la régit, en temps qu’elle soumet à la discussion la discipline établie et approuvée par l’Eglise, comme si l’Eglise pouvait établir une discipline inutile et trop lourde pour la liberté chrétienne. »

Et pourtant, dans le sujet dont Nous vous entretenons, cher Fils, le dessein des novateurs est encore plus dangereux et plus opposé à la doctrine et à la discipline catholiques. Ils pensent qu’il faut introduire une certaine liberté dans l’Eglise, afin que la puissance et la vigilance de l’autorité étant, jusqu’à un certain point, restreintes, il soit permis à chaque fidèle de développer plus librement son initiative et son activité. Ils affirment que c’est là une transformation nécessaire, comme cette liberté moderne qui constitue presque exclusivement à l’heure actuelle le droit et le fondement de la société civile. Nous avons traité longuement de cette liberté dans Notre Lettre sur la constitution des Etats adressée à tous les évêques. Nous y montrions même quelle différence il y a entre l’Eglise, qui est de droit divin, et les autres sociétés, qui ne doivent leur existence qu’à la libre volonté des hommes.

Il importe donc davantage de signaler une opinion dont on fait un argument en faveur de cette liberté qu’ils proposent aux catholiques.

Ils disent à propos du magistère infaillible du Pontife romain que, après la définition solennelle qui en a été faite au Concile du Vatican, il n’y a plus d’inquiétude à avoir de ce côté, c’est pourquoi, ce magistère sauvegardé, chacun peut maintenant avoir plus libre champ pour penser et agir.

Etrange manière, en vérité, de raisonner ; s’il est, en effet, une conclusion à tirer du magistère de l’Eglise, c’est, à coup sùr, que nul ne doit chercher à s’en écarter et que, au contraire, tous doivent s’appliquer à s’en inspirer toujours et à s’y soumettre de manière à se préserver plus facilement de toute erreur de leur sens propre.

Ajoutons que ceux qui raisonnent ainsi s’écartent tout à fait des sages desseins de la Providence divine, qui a voulu que l’autorité du Siège Apostolique et son magistère fussent affirmés par une définition très solennelle, et elle l’a voulu précisément afin de prémunir plus efficacement les intelligences chrétiennes contre les périls du temps présent. La licence confondue un peu partout avec la liberté, la manie de tout dire et de tout contredire, enfin la faculté de tout apprécier et de propager par la presse toutes les opinions, ont plongé les esprits dans des ténèbres si profondes que l’avantage et l’utilité de ce magistère sont plus grands aujourd’hui qu’autrefois pour prémunir les fidèles contre les défaillances de la conscience et l’oubli du devoir.

Certes, il est loin de Notre pensée de répudier tout ce qu’enfante le génie moderne ; Nous applaudissons, au contraire, à toute recherche de la vérité, à tout effort vers le bien, qui contribue à accroître le patrimoine de la science et à étendre les limites de la félicité publique. Mais, tout cela, sous peine de ne pas être d’une réelle utilité, doit exister et se développer en tenant compte de l’autorité et de la sagesse de l’Eglise.

Arrivons à ce qu’on peut appeler les corollaires des opinions que Nous avons signalées ; ils ne sont pas mauvais, croyons-Nous, quant à l’intention, mais on constatera que, pris en eux-mêmes, ils n’échappent en aucune manière au soupçon.

Tout d’abord, on rejette toute direction extérieure comme superflue et moins utile pour ceux qui veulent tendre à la perfection chrétienne; l’Esprit-Saint, dit-on, répand aujourd’hui dans les Âmes fidèles des dons plus étendus et plus abondants qu’autrefois ; il les éclaire et les dirige, sans intermédiaire, par une sorte de secret instinct.

Or, ce n’est pas une légère témérité que de vouloir fixer les limites des communications de Dieu avec les hommes ; cela, en effet, dépend uniquement de son bon plaisir, et il est lui-même le dispensateur souverainement libre de ses propres dons. L’Esprit souffle où il veut (7) et la grâce a été donnée à chacun de nous selon la mesure qu’il a plu au Christ (8).

Et qui donc, —s’il se reporte à l’histoire des apôtres, à la loi de l’Eglise naissante, aux combats et aux supplices des héroïques martyrs, enfin à ces époques lointaines si fécondes pour la plupart en hommes de la plus haute sainteté,— osera mettre en parallèle les premiers siècles avec notre époque et affirmer que ceux-là furent moins favorisés des effusions de l’Esprit-Saint ?

Mais, ceci mis à part, il n’est personne qui conteste que l’Esprit Saint opère dans les âmes justes par une action mystérieuse et les stimule de ses inspirations et de ses impulsions ; s’il n’en était pas ainsi, tout secours et tout magistère extérieur serait vain.

« Si quelqu’un prétend qu’il peut correspondre à la prédication du salut, c’est-à-dire à la prédication évangélique, sans l’illumination du Saint-Esprit, qui donne à tous une grâce suave pour les faire adhérer et croire à la vérité, celui-là est séduit par l’esprit d’hérésie (9). »

Mais, l’expérience elle-même nous l’enseigne, ces avertissements et ces impulsions de l’Esprit-Saint ne sont perçus le plus souvent que par le secours et comme par la préparation du magistère extérieur.

Saint Augustin dit à ce sujet : « Celui-là coopère à la naissance du fruit qui, en dehors, arrose le bon arbre et le cultive par un intermédiaire quelconque, et qui, au dedans, lui donne l’accroissement par son action personnelle (10). »

Cette observation a trait à la loi commune de la Providence qui a établi que les hommes fussent généralement sauvés par d’autres hommes et que de même ceux qu’elle appelle à un plus haut degré de sainteté y fussent conduits par des hommes, « afin que, suivant le mot de saint Jean Chrysostome, l’enseignement de Dieu nous parvienne par les hommes (11). »

Nous trouvons aux origines mêmes de l’Eglise une manifestation célèbre de cette loi : bien que Saul, respirant la menace et le carnage (12) eût entendu la voix du Christ lui-même et lui eût demandé : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? c’est à Damas, vers Ananie, qu’il fut envoyé : Entre dans la ville, et là on te dira ce que tu dois faire.

Il faut remarquer en outre que ceux qui tendent à une plus grande perfection, par le fait même qu’ils entrent dans une voie ignorée du grand nombre, sont plus exposés à s’égarer et ont, en conséquence, besoin plus que les autres d’un maître et d’un guide.

C’est ce que l’on a constamment pratiqué dans l’Eglise ; c’est la doctrine qu’ont professée unanimement tous ceux qui, dans le cours des siècles, ont brillé par leur science et leur sainteté ; et ceux qui la rejettent ne peuvent assurément le faire sans témérité ni péril.

Si cependant on examine bien attentivement cette question, on ne voit pas clairement à quoi doit aboutir, dans le système des novateurs, la direction extérieure une fois supprimée, cette effusion plus abondante du Saint-Esprit si exaltée par eux.

Sans doute, le secours de l’Esprit-Saint est absolument nécessaire, surtout pour la pratique des vertus ; mais ces amateurs de nouveautés vantent outre mesure les vertus naturelles comme si elles répondaient davantage aux mœurs et aux besoins de notre temps, et comme s’il était préférable de les posséder, parce qu’elles disposeraient mieux à l’activité et à l’énergie.

On a peine à concevoir comment des hommes pénétrés de la doctrine chrétienne peuvent préférer les vertus naturelles aux vertus surnaturelles et leur attribuer une efficacité et une fécondité supérieures.

Eh quoi ! la nature aidée de la grâce sera-t-elle plus faible que si elle était laissée à ses propres forces ? Est-ce que les grands saints que l’Eglise vénère et auxquels elle rend un culte public se sont montrés faibles et sots dans les choses de l’ordre naturel parce qu’ils excellaient dans les vertes chrétiennes ?

Or, quoiqu’il nous soit donné parfois d’admirer quelques actions éclatantes de vertus naturelles, combien y a-t-il d’hommes qui possèdent réellement l’ « habitude » des vertus naturelles ?

Quel est celui que ne troublent pas les orages violents des passions ?

Or, pour les réprimer constamment, comme aussi pour observer tout entière la loi naturelle, il faut absolument que l’homme soit aidé par un secours d’en haut. Quant aux actes particuliers mentionnés plus haut, ils présentent souvent, si on les examine de près, l’apparence plutôt que la réalité de la vertu.

Mais accordons que ces actes soient vraiment vertueux. Si l’on ne veut pas courir en vain et oublier la béatitude éternelle à laquelle nous destine la bonté de Dieu, à quoi servent les vertus naturelles sans la richesse et la force que leur donne la grâce ? Saint Augustin l’a si bien dit : « Grands efforts, course rapide, mais hors la voie (13). »

En effet, la nature humaine qui, par suite du péché originel, était tombée dans le vice et la dégradation, se relève, parvient à une nouvelle noblesse et se fortifie par le secours de la grâce ; de même, les vertus pratiquées non par les seules forces de la nature, mais avec ce même secours de la grâce, deviennent fécondes pour la béatitude éternelle, et en même temps plus fortes et plus constantes.

À cette opinion sur les vertus naturelles se rattache étroitement une autre opinion qui partage comme en deux classes toutes les vertus chrétiennes : les passives et les actives, suivant leur expression. Ils ajoutent que les premières convenaient mieux aux siècles passés, tandis que les secondes sont mieux adaptées au temps présent.

Que faut-il penser de cette division des vertus ? La réponse est évidente, car de vertu vraiment passive, il n’en existe pas et il n’en peut exister. « La vertu, dit saint Thomas, implique une perfection de la puissance ; or, la fin de la puissance est l’acte, et l’acte de vertu n’est autre chose que le bon usage de notre libre arbitre (14), » accompli avec l’appui de la grâce divine s’il s’agit d’un acte de vertu surnaturelle.

Pour prétendre qu’il y a des vertus chrétiennes plus appropriées que d’autres à certaines époques, il faudrait oublier les paroles de l’Apôtre : Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l’image de son Fils (15).

Le maître et le modèle de toute sainteté, c’est le Christ : c’est sur Lui que doivent se régler tous ceux qui désirent trouver place parmi les bienheureux.

Or, le Christ ne change pas avec les siècles, mais il est le même aujourd’hui qu’il était hier et qu’il sera dans tous les siècles (16). C’est donc aux hommes de tous les temps que s’adresse cette parole : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (17) ; il n’est pas d’époque où le Christ ne se montre à nous comme s’étant fait obéissant jusqu’à la mort (18) ; elle vaut aussi pour tous les temps cette parole de l’Apôtre : Ceux qui sont disciples du Christ ont crucifié leur chair avec ses vices et ses concupiscences (19).

Plût à Dieu que ces vertus fussent pratiquées aujourd’hui par un plus grand nombre avec autant de perfection que les saints des siècles passés! Ceux-ci, par leur humilité, leur obéissance, leur austérité, ont été puissants en œuvre et en parole, pour le plus grand bien non seulement de la religion mais encore de leurs concitoyens et de leur patrie.

De cette sorte de mépris des vertus évangéliques appelées à tort passives, on devait facilement en arriver à laisser pénétrer peu à peu dans les âmes le mépris de la vie religieuse elle-même.

C’est là une idée commune aux partisans des opinions nouvelles, à en juger d’après certaines appréciations qu’ils ont émises concernant les vœux prononcés dans les Ordres religieux.

Ils affirment, en effet, que ces engagements sont tout à fait contraires au génie de notre époque en tant qu’ils restreignent les limites de la liberté humaine, qu’ils conviennent aux âmes faibles plutôt qu’aux âmes fortes et que, loin d’être favorables à la perfection chrétienne et au bien de l’humanité, elles sont plutôt un obstacle et une entrave à l’une et à l’autre.

La fausseté de ces assertions ressort avec évidence de la pratique et de la doctrine de l’Eglise qui a toujours eu la vie religieuse en haute estime. Et certes, ce n’est point à tort ; car, ceux qui, appelés de Dieu, embrassent spontanément ce genre de vie, et qui, non contents des devoirs communs qu’imposent les préceptes, s’engagent à la pratique des conseils évangéliques, ceux-là se montrent les soldats d’élite de l’armée du Christ. Croirons-nous que c’est là le propre d’esprits pusillanimes ? où encore un moyen inutile ou nuisible à la perfection ? Ceux qui s’engagent ainsi dans les liens des vœux sont si loin de perdre leur liberté, qu’ils jouissent au contraire d’une liberté beaucoup plus entière et plus noble, celle-là même par laquelle le Christ nous a rendus libres (20).

Quant à ce qu’ils ajoutent, à savoir que la vie religieuse n’est que peu ou point utile à l’Eglise, outre que cette assertion est offensante pour les Ordres religieux, il n’est personne de ceux qui ont lu les annales de l’Eglise qui puisse être de leur avis.

Vos Etats-Unis eux-mêmes ne doivent-ils pas à des membres de familles religieuses tout ensemble les germes de la foi et de la civilisation ? Et c’est à l’un d’entre eux, —ce qui est tout à votre éloge,— que vous avez décidé naguère d’ériger une statue.

Et maintenant, à notre époque même, quels services empressés, quelle abondante moisson les Ordres religieux n’apportent-ils point à la cause catholique partout où ils sont établis ! Combien nombreux sont-ils à faire pénétrer l’Evangile sur de nouveaux rivages et à étendre les frontières de la civilisation, au prix des plus grands efforts et des plus graves périls !

C’est à eux, non moins qu’au clergé séculier, que le peuple doit les héros de la parole divine et les directeurs des consciences ; c’est à eux que la jeunesse doit ses maîtres, l’Eglise enfin les types de tous les genres de sainteté.

ll faut accorder les mêmes éloges à ceux qui embrassent la vie active et à ceux qui, épris de la solitude, s’adonnent à la prière et à la mortification corporelle. Combien ceux-là ont mérité et méritent encore excellemment de la société, on ne peut l’ignorer si l’on sait la puissance, pour apaiser la colère de Dieu et se concilier ses faveurs, de la prière perpéntuelle du juste (21), surtout si elle est jointe aux macérations de la chair.

S’il en est cependant qui préfèrent se réunir sans se lier par aucun vœu, qu’ils agissent suivant leur inclination ; un institut de ce genre n’est ni nouveau ni désapprouvé dans l’Eglise. Qu’ils évitent toutefois de le placer au-dessus des Ordres religieux.

Au contraire, puisque, de nos jours, on est plus porté qu’autrefois à rechercher les plaisirs coupables, il faut estimer davantage ceux qui, ayant tout quitté, ont suivi le Christ.

En dernier lieu —pour ne pas trop Nous étendre,— on prétend qu’il faut abandonner le chemin et la méthode suivis jusqu’à ce jour par les catholiques pour ramener les dissidents, et que désormais on doit employer d’autres moyens. Sur ce point, il suffit de rappeler, cher Fils, qu’il est imprudent de négliger ce qui est éprouvé par une longue expérience, et recommandé en outre dans des documents apostoliques.

La parole de Dieu nous apprend (22) que chacun a le devoir de travailler au salut du prochain selon l’ordre et le degré où chacun est placé. Les fidèles s’acquitteront avec fruit de cet office qui leur est assigné de Dieu, par l’intégrité de leurs mœurs, les œuvres de la charité chrétienne, une prière ardente et assidue. Les membres du clergé devront se consacrer à cette tâche par une sage prédication de l’Evangile, la gravité et la splendeur des cérémonies saintes, et surtout par la reproduction en eux-mêmes de la doctrine enseignée par l’Apôtre à Tite et à Timothée.

Que si, parmi les différentes manières de distribuer la parole de Dieu, on juge parfois préférable celle qui consiste à appeler les dissidents, non à l’église, mais dans un local privé convenable, non pour discuter, mais pour converser amicalement, il n’y a rien là de blamable ; pourvu toutefois qu’à ce genre de mission ceux-là soient destinés par l’autorité des évêques qui leur ont donné précédemment des gages de leur science et de leur vertu.

Nous pensons, en effet, qu’il en est beaucoup parmi vous qui sont éloignés de la foi catholique, plutôt par ignorance que par malveillance, et qu’on les amènerait peut-être plus facilement à l’unique bercail du Christ, si on leur proposait la vérité en un langage simple et familier.

De tout ce que Nous avons dit jusqu’à présent, il ressort, cher Fils, que Nous ne pouvons approuver ces opinions, dont l’ensemble est désigné par plusieurs sous le nom d’américanisme.

Si, par ce mot, on veut entendre certains dons de l’esprit qui honorent les peuples de l’Amérique, comme d’autres honorent d’autres nations, ou bien encore si l’on désigne par là la constitution de vos Etats, les lois et les mœurs en vigueur parmi vous, il n’y a rien là assurément qui puisse Nous le faire rejeter : Mais si on emploie ce terme, non seulement pour désigner les doctrines ci-dessus mentionnées, mais encore pour les exalter, est-il permis de douter que Nos vénérables frères les évêques d’Amérique seront les premiers, avant tous les autres, à le répudier et à le condamner comme souverainement injurieux pour eux-mêmes et pour toute leur nation ? Il fait supposer, en effet, qu’il en est chez vous qui imaginent et désirent pour l’Amérique une Eglise autre que celle qui est répandue par toute la terre.

Il n’y a qu’une Eglise, une par l’unité de la doctrine comme par l’unité du gouvernement, c’est l’Eglise catholique ; et parce que Dieu a établi son centre et son fondement sur la chaire du bienheureux Pierre, elle est, à bon droit, appelée Romaine, car là où est Pierre, là est l’Eglise (23).

C’est pourquoi quiconque veut être appelé catholique doit sincèrement emprunter les paroles de Jérôme à Damase :

« Pour moi, ne suivant d’autre chef que le Christ, je me tiens attaché à la communion de Votre Béatitude, c’est-à-dire à la chaire de Pierre ; je sais que sur cette pierre est bâtie l’Eglise ; quiconque ne recueille pas avec Vous, dissipe. »

Nous aurons soin, cher Fils, que ces Lettres à vous personnellement adressées en vertu du devoir de Notre charge, soient également communiquées aux autres évêques des Etais-Unis, vous attestant de nouveau l’amour dont Nous entourons toute votre nation, qui, si elle a fait beaucoup pour la religion dans le passé, promet davantage encore dans l’avenir, avec la bénédiction de Dieu.

Comme gage des faveurs divines, Nous vous accordons avec amour, à vous et à tous les fidèles d’Amérique, la bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 22° jour de janvier 1899, la 21° année de Notre Pontificat.

LEON XIII, PAPE.


Notes :

(1) Const. De fide cath. c. IV.

(2) S. Jean, I, 48.

(3) S. Matth., XXVIII, 19.

(4) Const. De Fid. cath., c. III.

(5) 1 Cor., IX, 22.

(6) Conc. Vat., Ibid., c. IV.

(7) S. Jean, III, 8.

(8) Ephes., IV, 7,

(9) Conc. d’Orange, II, can. VII.

(10) De Grat. Christ. c. XIX.

(11) Hom., I, in Inscr. altar.

(12) Actes des Ap., c. IX.

(13) Ps. XXXI, 4.

(14) I. II, a. 1

(15) Rom., VIII, 29.

(16) Hébr., XIII, 8.

(17) S. Matth., XI, 29.

(18) Philipp., II, 8.

(19) Galat., V, 24.

(20) Galat., IV, 31.

(21) S. Jac., V, 16.

(22) Eccl., XVII, 4.

(23) S. Ambr., in ps. XI, 57.