Le pape du concile – 15ème partie

Les œcuménistes préparent le Concile, eux aussi

(extrait de la revue Sodalitium n°38 de février-mars 1995)

Par M. l’Abbé Francesco Ricossa

La quatorzième partie de notre article, la précédente, a permis à nos lecteurs de suivre la préparation officielle et institutionnelle du Concile œcuménique; sous la direction du cardinal secrétaire d’Etat, Domenico Tardini, la commission anté-préparatoire s’occupait du futur concile avec la rigueur, le sérieux et la correction de la curie romaine. Mais, depuis longtemps, dans un tout autre climat, se préparait un autre Concile, celui qui devint ensuite effectivement Vatican II; comme un intrus il évincera celui qu’avait préparé Rome et en prendra la place. Cet article relate la mise en place de cette habile et tragique substitution.
 
Le Concile de Monseigneur Igino Cardinale…
De Mgr Cardinale, nous avons déjà parlé; il était le neveu d’un ami intime de Jean XXIII, don Giuseppe Luca (1). Chef du protocole, il appartenait à la “famille pontificale” plutôt qu’à la curie romaine. C’est un homme de Jean XXIII. Et voici que le 18 février 1959 il “a un long entretien avec le directeur de Frontier, Sir John Lawrence, un anglican”. Cet hérétique de noblesse anglo-saxonne, a laissé un journal inédit (Journal romain) qui relate ces journées de février-mars 1959; ce journal, Hebblethwaite l’a lu et il en a tiré le récit de l’entrevue Lawrence-Cardinale. Il y est question de ce dont parlera le prochain Concile. De quoi donc? «Cardinale donne hardiment trois exemples de sujets possibles: 1) Le célibat ecclésiastique. Le lien entre prêtrise et célibat pourrait ne pas s’imposer dans toutes les situations. L’exemple des Eglises uniates en communion avec Rome montre que le célibat n’est pas absolument nécessaire à la prêtrise. Mais il pourrait être difficile de le faire comprendre dans des pays “latins”. 2) La réforme liturgique. Pie XII avait déjà introduit des changements dans la liturgie de la Semaine Sainte, il avait permis les messes du “soir”, allégé le jeûne eucharistique. Il faut aller bien plus loin dans cette ligne. Il faudra bien en arriver à l’utilisation de la langue vernaculaire et faire sa véritable place à la Bible dans le culte. 3) Le souci œcuménique. “Le Saint-Père s’intéresse vivement à la réunion et il considère que certaines divisions au sein de la chrétienté se sont faites pour des motifs futiles qui n’ont pris tant d’importance qu’en raison de facteurs historiques. Dans ces cas, le bon sens pourrait faire beaucoup” (Lawrence, pp. 5-7). Voilà comment on voit les choses dans la maison du pape en février 1959. Les pronostics de Cardinale s’avéreront exacts pour deux questions sur trois» (2).
 
… et celui de Hans Küng
Si Cardinale fait mouche deux fois sur trois, le tristement célèbre Hans Küng donnera dans le mille sept fois sur sept! Naturellement, il répond avec «allégresse à l’annonce du concile. L’édition allemande de Konzil und Wiedervereiniigung. Erneuerung als Ruf in die Einheit paraît en 1960 (Concile et retour à l’unité, trad. de H.M. Rochais et J. Evrard, Ed. du Cerf, 1961). La même année Küng est nommé professeur de théologie à Tübingen, alors qu’il n’a que trente deux ans. (…) il ose présenter un ordre du jour pour le concile. Il va sans dire que ce n’est pas exactement le programme qu’a en tête la curie romaine. Son livre ne sera traduit en italien qu’en 1965. Pour Küng, le premier objectif du concile est la réforme de l’Eglise. Si cette réforme aboutit, elle conduira à la réunion sur un pied d’égalité avec les “frères séparés”. Küng énumère les pas à franchir pour répondre aux requêtes légitimes de la Réforme protestante: la reconnaissance de la Réforme comme événement religieux (irréductible à des facteurs politiques ou psychologiques comme la libido de Martin Luther); l’estime et la prise en considération croissante de la Bible dans la théologie et dans le culte; l’élaboration d’une “liturgie” du peuple, dans la langue du pays, bien évidemment; une véritable compréhension du “sacerdoce universel” de tous les fidèles; le dialogue entre l’Eglise et d’autres cultures; le dégagement de la papauté de ses liens politiques; la réforme de la curie romaine et l’abolition de l’Index des livres interdits. Küng se révèle un prophète clairvoyant: ces sept requêtes se retrouvent toutes, fût-ce sous une forme modifiée, dans les documents définitifs du concile. De plus Küng en appelle astucieusement au pape Jean (…). Küng oppose le pape alerte et vif à la chrétienté endormie: “(…) Les paroles et les actes du pape pourront-ils éveiller ces endormis?” (Concile et retour à l’unité, pp. 35-36). (…) Il [Jean] ne fera jamais aucune observation publique sur Küng. (…) Le cardinal Frantz König, archevêque de Vienne, (…) préface l’édition allemande et parle du livre comme d’un “heureux présage”. Dans son introduction à l’édition française, le cardinal Achille Liénart, de Lille, en souligne l’importance œcuménique (…). On pouvait en conclure raisonnablement que, quoi que fasse la commission préparatoire, Küng avait établi le véritable ordre du jour du concile et dressé le plan de bataille pour sa première session» (3).
 
Paderborn
Toujours en Allemagne (en effet, bien que de nationalité suisse, Hans Küng était professeur à Tübingen), un autre plan se préparait pour orienter le futur concile vers les chimères du mouvement œcuméniste.
Paderborn: “ville de la RFA (République Fédérale Allemande), Rhénanie, Westphalie Septentrionale, 69000 habitants” selon la Nuova Enciclopedia Universale Garsanti de 1985. Pour l’Eglise catholique, Archidiocèse depuis 1930; en 1961 dans tout le territoire diocésain on comptait 9.007.173 habitants, dont seulement 2.155.066 catholiques (cfr. Annuaire Pontifical). Tous les autres étaient protestants; un facteur de grande importance dans ce que nous allons relater. Aujourd’hui, Paderborn est connue en tant que diocèse du “théologien” psychanalyste Drewermann qui réduit le christianisme à un mythe. Mais en 1580 déjà, l’évêque de Paderborn, Henri de Lauenburg, avait adhéré à la “Confession d’Augsbourg”, le credo des luthériens (4). En 1834, l’archevêque de Cologne et ses suffragants de Münster, Trévire et Paderborn, souscrivirent une convention secrète avec le gouvernement prussien protestant à propos des mariages mixtes entre catholiques et protestants, convention contraire au Bref que le Pape Pie VIII avait promulgué sur la question en 1830 (5). Le fait que le diocèse de Paderborn ait été le seul du monde entier à admettre l’usage de distribuer la communion le vendredi saint atteste peut-être une sensibilité au mouvement liturgique (6). En 1941, Lorenz Jaeger est élu archevêque de Paderborn. Qui aurait dit, à la veille du concile Vatican II que ce n’est pas à Rome mais à Paderborn qu’il se ferait; qu’il ne serait pas l’œuvre de la Curie mais d’un évêque allemand ? Et pourtant, c’est ainsi …
Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’“Histoire de l’Eglise” dirigée par Jedin: “à l’initiative de l’archevêque de Paderborn Lorenz Jaeger (1892-1975) et de l’évêque luthérien d’Oldenburg, Wilhem Stählin (1883-1975), dès 1946, en Allemagne, des théologiens des deux confessions se rencontrèrent chaque année pour débattre des doctrines de foi communes ou de celles qui sont élément de division. Avec la participation déterminante du professeur hollandais Jan Willebrands (né en 1909) se constitua, en 1952, la Conférence internationale pour les problèmes œcuméniques dont le travail déboucha sur le Secrétariat pour la promotion de l’unité chrétienne, institué en 1960 par le Pape Jean XXIII et dirigé par le cardinal Agostino Bea (1881-1968). Ce Secrétariat reçut en 1962 le statut officiel de commission conciliaire, en vertu de quoi il eut une part déterminante dans la préparation du Décret sur l’Œcuménisme du Concile Vatican II” (7). De Paderborn au Concile via Bea et Jean XXIII, la route est directe… Efforçons-nous de la suivre à la trace…
 
Pie XI condamne, Jean XXIII approuve
Il n’y a pas lieu ici de retracer l’histoire du mouvement œcuménique, histoire qui nous éloignerait trop de notre sujet et que nous avons, en outre, rapidement exposée déjà dans un numéro précédent (8). Il suffira de rappeler que le mouvement œcuménique est né à la fin du siècle dernier, dans le milieu des sectes protestantes inquiètes des divisions congénitales de leur monde religieux; il aboutit, avec l’adhésion des orthodoxes, au tristement célèbre Conseil Œcuménique des Eglises (CEC), fondé à Amsterdam en 1948 par 147 “églises” chrétiennes au moins. L’Eglise catholique a cependant toujours refusé les invites des œcuménistes à participer à leurs congrès périodiques ou à adhérer au CEC; il y eut même trois décrets du Saint-Office (4 juillet 1919, 5 juin 1948 et 20 décembre 1949) à interdire aux catholiques de participer aux congrès en question sans autorisation préalable du Saint-Siège. De plus, l’encyclique historique “Mortalium animos” de Pie XI (6 janvier 1928) condamna sévèrement le mouvement œcuménique, dit alors “panchrétien” (9). Comment est-il possible alors qu’en 1960, avec l’institution du Secrétariat, Jean XXIII ait approuvé ce mouvement œcuménique que son prédécesseur avait condamné?
 
Mgr Arrighi, “professeur” de protestantisme
L’encyclique du Pape Pie XI, sans pourtant les briser, plia ces catholiques œcuménistes qui, comme Dom Beauduin, ami personnel de Roncalli, étaient impliqués dans le mouvement. La confusion créée par la deuxième guerre mondiale aidant, ils relevèrent la tête dès les premiers jours de l’après-guerre, spécialement en France et en Allemagne. “Après la seconde guerre mondiale surgirent un peu partout des groupes Una Sancta, composés de laïcs et de théologiens, centres pour une rencontre féconde entre catholiques et protestants dans la prière et le dialogue” (10). En France s’y distinguent Paul Couturier (1881-1953) et le Père M. Yves Congar o.p. (classe 1904), ce dernier frappé pourtant par les sanctions vaticanes après l’Encyclique Humani Generis de Pie XII (1954). Mais le Père Congar a des appuis…, entre autres Mgr Jean-François Arrighi (un corse), secrétaire du Cardinal Tisserant. Hebblethwaite écrit: «Le pape Jean a connu Arrighi à Paris et l’a en haute estime. La légende voudrait qu’il ait donné des cours de théologie protestante au pape Jean. Ce qui est vrai, c’est qu’ils ont eu de nombreuses conversations sur des questions œcuméniques dans la période préparatoire au concile. Arrighi faisait le lien avec des théologiens français comme Yves-Marie Congar, encore en disgrâce. Congar pensait que l’Eglise catholique devrait avoir la décence de reconnaître que d’autres défrichaient le champ œcuménique depuis un certain temps. Il écrit: “au moment où il sortit de son demi-absentéisme en matière d’œcuménisme, le Saint-Siège trouvait le champ labouré et ensemencé, couvert d’un blé dru et déjà grand…” (Congar, Chrétiens en dialogue, p. LIII)» (11). Jean XXIII avait à peine eu le temps d’annoncer la convocation d’un Concile que, fort de son amitié avec le pape Roncalli, Arrighi demandait dès février 1959 la constitution à Rome d’un “petit groupe aux amples pouvoirs qui s’occupe des questions œcuméniques” (12) pour ne pas perdre l’occasion offerte par le Concile. Arrighi a bon espoir de réussir dans son entreprise: «un mot-clé chez tous ces œcuménistes catholiques est celui de collégialité”» et «On savait le pape Jean partisan de la collégialité (…). L’acte de convocation d’un concile est une extension de ce même principe (…). Le 23 février 1959 Arrighi explique: “Jean XXIII applique réellement le principe de gouvernement collégial et travaille avec ses frères en épiscopat. Contrairement à Pie XII (…)». Fauteur de la collégialité et de l’œcuménisme: «Il a vraiment le souci de l’unité – dit Arrighi au protestant Lawrence, ce même février 1959 – . Son point de départ est l’Eglise orthodoxe, mais ‘quand vous devenez œcuménique, il faut y englober tout le monde’. Il a eu quelque expérience du protestantisme en France. Le pape a utilisé l’expression la ricerca dell’unità (la recherche de l’unité) dans une rencontre privée. Cette expression est significative et il semble avoir voulu l’appliquer également à l’Eglise catholique romaine (comme si elle n’avait pas encore cette unité qui est l’une des caractéristiques de la véritable Eglise du Christ! n.d.a.). Récemment il a convoqué la Congrégation pour les églises orientales et leur a dit: ‘Je sais qu’humainement parlant mon plan est impossible, mais Dieu demande l’unité et nous devons faire quelque chose en ce sens’ (13). Donc, en février 1959, Arrighi avait déjà l’idée de quelque chose de semblable au futur “Secrétariat pour l’unité des chrétiens” (dont il deviendra immédiatement membre), et Jean XXIII semblait bien disposé envers la cause œcuménique. Mais ça ne sera pas Arrighi mais le cardinal Bea, confesseur de Pie XII (!), qui réussira dans cette entreprise.
 
Le crypto-œcuménisme du confesseur de Pie XII
Riedböhringen (Allemagne), 28 mai 1881: Agostino Bea naît dans une famille catholique: il est donc de la même année que le futur Jean XXIII (14). Brièvement, son curriculum vitæ: novice chez les Jésuites en 1902, prêtre en 1912, professeur d’Ecriture Sainte en Hollande de 1917 à 1921, puis à Rome de 1924 à 1959, d’abord à la Grégorienne ensuite à l’Institut Biblique Pontifical dont il fut le Recteur de 1930 à 1949. Le Père Bea était surtout connu comme confesseur de Pie XII, fonction qu’il reçut en 1945 et qu’il tint jusqu’à la mort du Pape en 1958 (15). Evidemment cette charge délicate lui permettait d’exercer une certaine influence sur la conscience très délicate du Pape et, par conséquent, sur ses décisions. Enfin, la confiance que lui accordait Pie XII rassurait, s’il en était besoin, sur les convictions du Père Bea et sur sa fidélité à l’Eglise. Et pourtant…
Et pourtant, avant le pontificat de Jean, un observateur attentif aurait pu remarquer déjà l’appui prudent mais net que Bea accordait tant au “mouvement liturgique” (nous en reparlerons) qu’au “mouvement œcuménique” (16). Une première et encore vague initiation œcuménique, c’est à son lieu de naissance et à ses premières études qu’il la dut. Lui-même reconnaissait que son diocèse d’origine, celui de Constance à l’époque, était encore marqué par l’esprit libéral de J.H. Wessenberg, longtemps vicaire général du diocèse mais auquel Rome refusa cependant toujours la nomination épiscopale (17). Bea quitta son pays natal, entièrement catholique, pour suivre ses études supérieures à Constance, “dans une ambiance œcuméniste”, disait-il, parce que confessionnellement mixte (18). Mais ce ne fut que beaucoup plus tard, quand paradoxalement il fut appelé au Saint-Office comme consulteur en mars 1949, que le Père Bea s’occupa directement du mouvement œcuménique. De ce Saint-Office que, plus tard, il contribuera efficacement à détruire, notre personnage pouvait être consulté sur des questions d’éxégèse, ou sur ce qui regardait les pays de langue allemande. C’est à son influence que certains attribuent le fait que l’instruction du Saint-Office sur l’œcuménisme de décembre 1949 s’avéra inexplicablement plus possibiliste que celle, à peine antérieure, de 1948 dont elle n’aurait dû être qu’une application pratique (19). Quoiqu’il en soit, Bea devint immédiatement le point de référence romain discret mais efficace des œcuménistes allemands. Les premiers temps, il n’existait que le susdit “Cercle Jaeger-Staehlin”, du nom de l’archevêque de Paderborn, responsable du mouvement œcuménique de la Conférence épiscopale de l’Allemagne Fédérale, et du nom de l’“évêque” luthérien d’Oldenburg.
Au début, le médiateur entre Jaeger et Bea fut Mgr Joseph Höfer, membre lui aussi du Cercle, “prêtre de l’archidiocèse de Paderborn, professeur de théologie pastorale et ensuite, durant 14 ans (de 1954 à 1968), conseiller ecclésiastique à l’ambassade de la République Fédérale Allemande auprès du Saint-Siège. D’une part celui-ci cherchait en Bea suggestions et soutien; de l’autre il était lui-même pour Bea – comme pour tant d’autres dans les milieux ecclésiastiques de Rome – une aide précieuse pour établir des contacts avec le monde non catholique” (20). Plus tard Höfer prendra connaissance des “travaux du théologien suisse Hans Küng” selon lequel la doctrine de Luther et celle du Concile de Trente ne seraient pas incompatibles (21)! Et – comme nous le laisse entendre Hebblethwaite – il les appréciera. C’est par l’intermédiaire de ce grand admirateur de Küng que Bea suivit “avec beaucoup d’intérêt et d’espoir” les travaux du “cercle Jaeger-Staehlin” jusqu’à ce qu’il entre en relation directe avec l’archevêque de Paderborn en personne; il eut alors de “longues conversations” avec lui à l’occasion des visites de Jaeger à Rome. “Le plan de l’archevêque de fonder un Institut œcuménique dans l’archidiocèse intéressait particulièrement Bea qui l’encourageait à le réaliser” (22). C’est ainsi que du tandem Jaeger-Bea naquit en 1952 l’Institut œcuménique J. Adam Möhler (23). «De fréquents et féconds contacts s’établirent ensuite entre Bea et les dirigeants de cet Institut (…). En 1957, Bea écrivait au directeur de l’Institut, Eduard Stakemeier: “Il semblerait que (avec l’Institut) l’Esprit Saint veuille préparer quelque chose que personne n’aurait cru possible il y a quelques décennies” (23). A la veille du pontificat de Jean XXIII, tout était prêt par conséquent pour le coup de main œcuménique. Il ne manquait que … Jean XXIII. En attendant il fallait compter avec Pie XII; bien que malade et sous la mauvaise influence de son confesseur (le Bea en question), il n’aurait certainement pas apprécié une présentation trop explicite de l’œcuménisme. Bea le savait, c’est pourquoi je parle de son crypto-œcuménisme, encore suffisamment caché et discret pour n’inquiéter personne. Bea avait, par exemple, des relations amicales avec un mouvement œcuméniste protestant le Sammlung. Cependant il savait que son jeu ne devait pas se faire trop à découvert. En effet, “des suggestions et même des demandes lui parvinrent pour faire recevoir en audience privée par le Pape (Pie XII) tel ou tel représentant du mouvement; mais il répondait qu’il était plus prudent de se contenter de la participation à une audience générale, à un poste d’honneur, et de fait c’est ainsi que cela se fit pour quelques-uns. Lorsque Max Lackmann, (qui faisait partie du mouvement, n.d.a.) publia son étude La réforme catholique, Bea ne jugea pas opportun de présenter le livre à Pie XII” (23), sachant bien que le Souverain Pontife ne serait pas dupe.
Mais beaucoup plus importantes étaient les relations que Bea entretenait avec la Conférence catholique pour les questions œcuméniques fondée à Warmond (diocèse de Haarlem en Hollande) par le professeur de philosophie de l’époque, Johannes G. M. Willebrands, qui remplissait également la fonction de secrétaire. Willebrands fera carrière (cardinal!) et aura “l’honneur” de définir Luther “docteur commun de l’Eglise”! Quant à la pauvre Eglise hollandaise, glorieuse en son temps, le post-concile en démontrera ad abundantiam la dérive schismatique… Mais c’est là le futur radieux pour lequel travaillent nos héros. En attendant, la Conférence était le point de rencontre avec “un bon nombre d’œcuménistes de diverses nationalités”, des français en particulier. Nous y retrouvons Mgr Arrighi, et le Mgr Höhfer de Paderborn, le dominicain français Christophe Dumont et le moine de Chevetogne (monastère de Dom Beauduin) Pierre Dumont… Le but de la Conférence était de suivre “le travail du Conseil Œcuménique des Eglises à Genève” (24) dont le secrétaire général, W.A. Visser’t Hooft était de même nationalité que Willebrands. Willebrands faisait la navette entre le Conseil œcuménique des Eglises et le Père Bea dont il avait fait la connaissance en 1951, un an avant de fonder sa propre association œcuménique. L’entrevue qui avait eu lieu à l’Institut Pontifical Biblique de Rome avait même précisément pour but de sonder Bea sur le projet de création de la Conférence. La Conférence tout comme l’Institut Möhler avait les encouragements de Bea. De 1952 à 1960, la Conférence se réunit une dizaine de fois: rencontres “durant lesquelles furent étudiés les grands thèmes de l’actualité œcuménique” (25). Bea recevait continuellement Willebrands et préparait le terrain pour la venue à Rome des membres protestants du Conseil Œcuménique des Eglises; celle, par exemple, du futur “évêque” luthérien d’Oldenburg H.H. Harms à l’Institut Biblique Pontifical; celle de Hans Ruedi Weber au Congrès International pour l’Apostolat des Laïcs, en 1957 (26). Mais, encore une fois, le très prudent Bea ne jugea pas opportun de demander au Pape Pie XII une audience privée pour Harms; il préféra l’envoyer à son ex-élève, l’archevêque d’Utrecht, notre familier Bernard Alfrink (26).
Pour conclure, c’est le travail accompli durant une décennie (1949-1959) par les mouvements œcuméniques appuyés par Bea qui aboutit sans aucun doute à Vatican II. Ça n’est pas pour rien que la Conférence de Mgr Willebrands “travailla – comme il le dit lui-même – jusqu’au seuil du Concile” pour se dissoudre ensuite. “En effet, c’est en 1960, tout le monde le sait, que le pape Jean XXIII convoqua un Concile œcuménique de l’Eglise et institua ce Secretariatus ad christianorum unitatem fovendam, auquel il voulut donner pour guide le cardinal Agostino Bea, et qui avait comme but d’introduire dans la préparation du Concile l’intuition œcuménique jaillie de la pensée de ce grand Pape” (25). La Conférence de Willebrands conflua avec le Secrétariat voulu par Jean XXIII, et “les solides études élaborées sur les problèmes œcuméniques les plus importants à partir de 1952 par la Conférence, dans ses assemblées plus ou moins annuelles confluèrent pour aboutir ensuite aux travaux préparatoires du Secrétariat en vue du Concile” (25). Et ce Secrétariat fut l’aboutissement non seulement du mouvement “catholique” de Willebrands, mais aussi du mouvement œcuménique protestant Sammlung du “curé” Hans Christian Asmussen (1898-1968), lequel déclarait à Bea en 1962: “Maintenant que votre Secrétariat a entrepris ce à quoi je visais, je peux me retirer” (27).
 
Le petit vieux et la vieille baderne
Mais… “il s’agissait seulement d’une préparation, à laquelle manquait le souffle du Saint-Esprit exhalé sous le pontificat de Jean XXIII” (28). Mais pour le moment, sous Pie XII, le Saint-Esprit, le vrai, souffle encore en sens contraire (29).
Cependant le Pape Pacelli vivait ses derniers instants. Après s’être repris de la crise grave qui l’avait conduit au bord de la tombe en 1954, il succomba à l’improviste le 9 octobre, après trois jours seulement de maladie. Son vieux confesseur (il avait 79 ans) le Père Bea, sérieusement malade à son tour, ne put pas assister Pie XII; il fut substitué dans cet office par le père Leiber s.j.; le Pape et son confesseur ne se reverront plus (30). Bea semblait un homme fini: lorsqu’il sera créé cardinal par Jean XXIII, on parlera de lui comme d’“un vieillard qui désormais ne représente plus rien chez les jésuites” (31). Le lecteur se rappelle-il que Mgr Roncalli, à peine nommé Nonce à Paris en décembre 1944 avait été traité de “vieille baderne”? (32). Ces deux vieillards de bientôt quatre vingts ans se rencontreront cependant et les conséquences de leur rencontre auront une portée d’une incalculable gravité pour l’Eglise. C’est à leurs relations jusqu’au 5 mai 1960 (date de la création du Secrétariat pour l’unité des chrétiens) que sera dédiée la prochaine partie.
 

Notes :
  1. Cfr. Sodalitium, n° 34, pp. 55 et 58, note 21.
  2. Peter Hebblethwaite, Jean XXIII. Le pape du Concile. Ed. du Centurion, 1988, p. 360.
  3. Hebblethwaite, op. cit.,pp. 412-413.
  4. Enciclopedia Cattolica. Città del Vaticano 1952, vol. IX, col. 515, rubrique Paderborn.
  5. Joseph Lortz, Storia della Chiesa, ed. Paoline, Roma, 1982, vol. II, par. 115.4, p. 440-441.
  6. Dominicus M. Prümmer o.p., Manuale Théologiæ Moralis, Herder, Friburgi Brisgoviæ, vol. III, n° 221.
  7. Erwin Iserloch, La storia del movimento œcumenico dans: AA.VV., Storia della Chiesa, diretta da Hubert Jedin, edizione italiana del 1980, Jaca Book, Milano, vol. X/1, p. 411.
  8. Sodalitium, n° 25, p. 13.
  9. Le terme “panchrétien” semble devoir être attribué au pasteur vaudois Ugo Janni, directeur de la revue œcuméniste “Foi et vie”. Ce personnage mériterait une étude plus attentive (cfr. cesare milaneschi. ugo ianni, Pioniere dell’œcumenismo, Claudiana Torino), de même que son collaborateur catholique, Alessandro Favero (1890-1934). “Ses grands idéaux furent le pacifisme et la réunion des églises chrétiennes”, ce en vue de quoi Favero fonda en 1913 (en pleine tempête moderniste) la “Ligue de prière pour l’union des Eglises Chrétiennes”. Malheureusement pour lui, la même année, son livre sur Mgr Luigi Puecher Passavanti, archevêque anti-infaillibiliste, finit à l’Index. Etrange figure que ce Favero ami des Rosminiens et de don Coiazzi, hagiographe de Pier Giorgio Frassati, qui définira Favero comme quelqu’un de “très docte et saint qui vivait dans le monde avec le vœu de chasteté”. Mais en même temps moderniste à la Fogazzaro et disciple du faux mystique polonais Towianski (1799-1878), fervent “catholique”, mais niant l’éternité de l’enfer et champion de la transmigration des âmes et de la relativité de tous les dogmes. A propos de Pologne, il serait d’ailleurs intéressant d’approfondir l’influence qu’a eue sur le jeune Karol Wojtyla la pensée de Towianski et celle d’autres “mystiques” polonais comme Mickiewicz (1798-1855) et comme la théosophe Blatvatsky (cfr. rocco butiglione, La pensée de Karol Wojtyla, Fayard, 1984, p. 36, 40 et 45; éd italienne: Il pensiero di Karol Wojtyla, Jaka Book, Milano, 1982) ainsi que l’influence du “mysticisme judaïque” sur ces derniers (cfr. Buttiglione, pp. 40 et 45). Sur Favero, on peut lire, d’Annamaria Sani, Tra modernismo e pacifismo-Il carteggio Favero-Colombo, dans Contributi e documenti di storia religiosa, Quaderni del Centro Studi C. Trabucco. Torino, 1993, n° 19, pp. 39 à 69.
  10. E. Iserloch, Il movimento œcumenico, op. cit., p. 410.
  11. Hebblethwaite, op. cit., pp. 361-362.
  12. Lawrence, Journal Romain, p. 20, cité dans Hebblethwaite p. 362.
  13. Lawrence, p. 19; hebblethwaite, pp. 362-363.
  14. Certains ont avancé l’hypothèse que Bea aurait été d’origine juive (le nom originaire aurait été Beha ou Behar), mais sans preuves documentaires. La biographie la plus complète est celle de son secrétaire, le Père stjepan schmidt s.j., Agostino Bea, il cardinale dell’unità, Cità Nuova, Rome, 1987. Il existe un autre document intéressant à son sujet, la commémoration à l’occasion de sa mort que lui dédia la revue du SIDIC (Service international de documentation judéo-chrétienne), via Garibaldi 28, 00153 Rome, numéro spécial de 1969.
  15. Sur les circonstances et les motifs du choix de Bea comme confesseur du Pape, cfr. Schmidt, op. cit., pp. 166-167. Bea succédait à deux autres jésuites de langue allemande, le Père van Laak († 1941) et le Père Merk († 1945).
  16. En ce qui concerne son rôle, absolument délétère, dans le domaine liturgique sous le pontificat de Pie XII, cfr. Schmidt, op. cit., pp. 224 à 249; sur l’œcuménisme de Bea dans la même période, cfr. Schmidt, op. cit., p. 250 à 270.
  17. Cfr. Schmidt, op. cit., p. 26. Ignaz Heinrich von Wessenberg (1774-1860) illuministe et fébronien, combattit les dévotions privées, réforma la liturgie en introduisant entre autres la langue vulgaire et revendiqua une large autonomie des évêques de Rome. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose?
  18. Cfr. Schmidt, op. cit., pp. 33 à 36.
  19. Cfr. Schmidt, op. cit., p. 252.
  20. Schmidt, op. cit., p. 253.
  21. Hebblethwaite, op. cit., p. 362.
  22. Pour toutes ces citations, cfr. Schmidt, op. cit., pp. 253-254.
  23. Johann Adam Möhler (1796-1838), prêtre, enseignant libre d’histoire ecclésiastique à la Faculté de Théologie catholique de Tübingen (1826-1835) puis, pendant un an seulement, enseignant d’éxégèse du Nouveau Testament à l’Université de Münich. Représentant de l’“école de Tübingen” fondée par Sailer. Mgr Piolanti, dans l’Encyclopédie catholique, en prend d’office la défense, (vol. VIII, col. 1208 à 1211), mais il doit admettre que “certains (Vermeil, Fonk) ont voulu découvrir (dans l’œuvre de Möhler) l’origine de cet immanentisme qui devait féconder par la suite les tendances religieuses condamnées par le Bx Pie X dans le modernisme”. Il abandonna la scolastique pour privilégier l’étude positive de l’Ecriture et des Pères. Il parla de “développement du dogme”, fut influencé par “une vieille hérédité anti-romaine”. Lortz est plus explicite: il fait de Möhler le partisan de théories épiscopalistes, contraires au mouvement infaillibiliste rénové par de Maistre dans Du Pape, et il ajoute: “son influence qui s’est exercée jusqu’à nous, vient du fait qu’au lieu de se tenir timidement à l’écart du plus grand courant philosophique du siècle, l’hégélisme, il sut en arriver avec lui à une dialectique vivificatrice (Eschweiler). Son style était tel que sa discussion avec le protestantisme était bien supérieure par sa fécondité (sic) à la polémique et à l’apologétique des horizons réduits existant avant lui (et malheureusement aussi après lui) (re-sic). Il ressentait, en un certain sens, quelque chose des problèmes graves pour lesquels on avait lutté dans la Réforme” (!) (Cfr. Storia della Chiesa, pp. 405, 409, 411, 427, 438, 469). Naturellement Möhler devint le “patron” des œcuménistes, et pas seulement des œcuménistes allemands; le Père Congar en diffusa le verbe dans de nombreuses publications françaises.
  24. Hebblethwaite, op. cit., p. 361.
  25. Cfr. Schmidt, op. cit., p. 7 (présentation du livre écrit par Willebrands) et p. 256.
  26. Cfr. Schmidt, op. cit., pp. 256-257. Montrant à Harms sa bibliothèque, il lui fit observer qu’il s’agissait là d’“une bonne bibliothèque protestante”. Pour la visite de Weber, il lui fallut obtenir la permission du Saint-Office.
  27. Schmidt, op. cit., p. 255.
  28. Schmidt, op. cit., p. 270.
  29. En effet, “Willebrands se heurte à bien des incompréhensions et à bien des obstacles. Du point de vue du catholicisme traditionnel le COE n’est pas assez théologique dans sa recherche de l’unité. On interdit à Willebrands d’assister à la réunion du COE à Evanston en 1954, et celui-ci se voit rabrouer par l’archevêque Cyrille Cowderoy de Southwark, Angleterre. Hebblethwaite, op. cit., p. 361.
  30. Cfr. Schmidt, op. cit., pp. 309 à 311.
  31. C’est ce que dit un jésuite à Mgr L.F. Capovilla, le secrétaire de Jean XXIII. Cfr. Schmidt, op. cit., p. 336, note 1.
  32. Cfr. “Sodalitium”, n°27, p. 13