La Compagnie des Anneaux

(Extrait de Sodalitium n°64 édition française de avril 2012)

Par M. l’abbé Francesco Ricossa

La représentation de Nathan le sage à la cathédrale de Catane et dans une basilique de Milan sous le patronage de deux prélats apparemment catholiques en communion avec Benoît XVI est vue comme expression fidèle du dialogue interreligieux promu par le Concile Vatican II et répandu dans le monde entier par le “bienheureux” Jean-Paul II.

J’ai sous les yeux une coupure d’un journal daté du 20 octobre 2010. Il s’agit de l’Avvenire, le quotidien de la Conférence épiscopale italienne. La nouvelle, qui figure p. 31, à la page des spectacles, semble insignifiante, mais elle ne l’est pas. Qui a eu l’occasion d’assister à bon nombre de mes conférences a souvent entendu parler de cette question. Aussi l’article publié ce jour-là dans le quotidien catholique n’a-t-il pas échappé à un prêtre lecteur de Sodalitium qui me l’a signalé. Théâtre, star pour le dialogue religieux. Un spectacle dans les églises, les mosquées et les synagogues, titre notre quotidien, et il explique : Le metteur en scène Lamberto Puggelli introduit “Nathan le sage” de Lessing dans les lieux sacrés. Départ le 22 octobre à la cathédrale de Catane, puis à Rome et à la cathédrale de Milan avec les plus grands acteurs à tour de rôle. Dans son article Angela Calvini (nomen omen) écrit que la lecture scénique de “Nathan le sage” par Gianrico Tedeschi sera introduite (elle l’a été désormais, en octobre dernier, à la cathédrale de Catane) par l’archevêque de Catane, monseigneur Salvatore Gristina et par le théologien Joseph Ruggieri.


Carte diffusée par le Sermig d’Ernesto Olivero dans l’esprit de Lessing

Mais cela ne s’arrête pas là – poursuit l’enthousiaste journaliste d’Avvenire – Nathan sera représenté en janvier à la cathédrale de Milan et en mars à Rome dans trois lieux symboliques : la synagogue, la nouvelle mosquée et une église. L’idée est précisément de faire faire à ce texte le tour de tous les lieux de culte d’Italie, catholiques, juifs et musulmans, comme message de fraternité”.

Le Corriere della Sera du 21 février 2011 (p. 15) nous informe que “Nathan le sage” de Lessing, “chef d’œuvre de tolérance” et “parabole de dialogue interreligieux” était au programme ce soir-là à Milan, diocèse du cardinal Dionigi Tettamanzi, dans la basilique de San Lorenzo Maggiore, et fut présenté – au nom du diocèse ambrosien – par l’abbé Gianfranco Bottoni, responsable d’Œcuménisme et dialogue du diocèse de Milan. Donnons donc la parole au diocèse de Milan : “Événement culturel de haute volée lundi 21 février, à 19 heures dans la basilique de San Lorenzo Maggiore à Milan. De grands interprètes du théâtre italien – dirigés par Gianrico Tedeschi – présentent la lecture scénique de Nathan le sage, de G. E. Lessing : un classique de grande actualité sur le thème de la tolérance et de l’intégration interculturelle. Un texte qui sera présenté, et ce n’est pas dû au hasard, dans des églises, des synagogues et des mosquées de toute l’Italie, en soirée unique avec casting exceptionnel pour mettre en évidence le potentiel éthique de la parole parlée, sa capacité à recréer une collectivité dans la communion profonde de pensées et de sentiments. Avec Tedeschi, les lecteurs seront Paola Della Pasqua, Susanna Marcomeni, Piero Sammataro, Marianella Laszlo, Salvo Piro, Silvano Piccardi et Franco Sangermano. La mise en scène est de Lamberto Puggelli, la production d’Ingresso Libero, association de promotion sociale pour la redécouverte et la défense du Théâtre d’Art. La soirée sera introduite par l’abbé Gianfranco Bottoni, responsable du Service Œcuménisme et Dialogue du Diocèse de Milan. Représenter aujourd’hui Nathan le sage, grand apologue de la tolérance, de la confiance en l’homme et contre la violence, n’est pas seulement beau et utile : cela est “nécessaire”. Aujourd’hui peut-être plus qu’hier, les conflits qui déchirent les peuples de la terre, montrent leur absurdité lorsqu’on écoute les paroles du Juif Nathan, que tous – catholiques, et musulmans, juifs et chrétiens – devraient se rappeler dans une profonde réflexion sur la tolérance et sur l’absurdité de toute prétendue universalité d’une religion.

Figure archaïque et mystérieuse, Nathan, avec sa rude et émouvante humanité, vit à fleur de peau le déchirement de la lutte des religions, pour surmonter tout esprit de vengeance et acquérir la force morale de condamner le fanatisme, l’aveuglement de la raison, l’obscurantisme. Au nom de l’action juste et correcte, de cette fraternité universelle, point de départ et utopie finale de la parabole autour de laquelle se déroule le drame. Au nom d’un humanisme difficile et révolutionnaire capable de refonder la dignité et la grandeur de l’homme, d’un homme conscient : l’“homme plus sage” à venir. Au nom de l’amour, unique et irrépressible soif, souffrance permanente et nébuleuse espérance, le sentiment par lequel l’homme se perd dans l’esprit et le Dieu s’incarne. Un homme rénové par la prise de conscience de sa valeur et de son devoir, un homme capable d’agir selon ces préceptes qui donnent force et validité au projet utopique énoncé par Nathan et soutenu par la sagesse de Saladin : “Il suffit de renoncer à offenser l’autre / il suffit que chacun tolère le voisin”.

L’organisation de ce Nathan s’insère dans la recherche du metteur en scène Lamberto Puggelli en dehors de ses espaces et circuits théâtraux habituels, dans une perspective de récupération de la fonction civile et sacrée de la scène en tant que lieu de contact vrai et authentique avec le public pour lui rappeler la vérité de la poésie. La poésie du grand art qui est, comme l’enseigne Nathan, une humble vérité nichée dans la sagesse du métier de vivre. La poésie est sacrée en soi. Et la sacralité du lieu est fondamentale pour la réalisation et la réception religieuse et laïque de cet événement théâtral, qui ne peut qu’avoir lieu dans une église, avec un engagement civil et religieux d’une communauté qui veut croître en une harmonie de diversité. Autour de l’autel, sur une simple estrade et dans un espace nu, des acteurs prononceront des paroles qui résonneront comme un message de tolérance et de paix. Le Juif Nathan, le Sultan Saladin, le jeune Templier, les délicieuses créatures féminines, Recha, Daja, Sittah, le derviche Al-Hafi, le frère Bonafides, seront tous interprétés par de grands acteurs de la scène italienne : signe évident là aussi d’un engagement productif et d’une participation passionnée de chaque membre, qui dans le spectacle vit et se donne à une communauté en écoute. La soirée milanaise – à entrée libre – est patronnée par le Service Œcuménisme et Dialogue du Diocèse de Milan, par la Communauté Religieuse Islamique, par l’Union des Jeunes Juifs d’Italie, par l’Université des Études de Milan, par la Faculté de Lettres et Philosophie de l’Université de Catane, par le Touring Club italien et par la revue Sipario”.

Je dois toutes mes excuses au lecteur pour cette longue citation : le texte que vous venez de lire, y compris l’affirmation sur l’“absurdité de toute prétendue universalité d’une religion”, se trouve tel quel dans le “site du diocèse ambrosien”.

Les Œcuménistes se reconnaissent dans la pensée franc-maçonne de Lessing

L’Archevêque de Catane et le Cardinal Archevêque de Milan de l’époque se déclarent ouvertement œcuménistes. Ils considèrent en effet que leur épiscopat leur fait un devoir d’appliquer Vatican II. Et Vatican II a consacré l’œcuménisme entre les confessions chrétiennes (Lumen gentium, Unitatis redintegratio, Orientalium ecclesiarum), le dialogue interreligieux avec les religions non chrétiennes (Nostra ætate) et les “non-croyants” (Gaudium et spes), ainsi que la liberté religieuse, la liberté de conscience et de culte (Dignitatis humanæ personæ). Un évêque conciliaire, en communion avec Benoît XVI, pense que sa mission pastorale consiste à appliquer l’œcuménisme déclaré “irréversible” par le “bienheureux” Jean-Paul II et par son successeur.

C’est dans ce cadre que nous devons comprendre le fait ci-dessus : la représentation de Nathan le sage à la cathédrale de Catane et dans une basilique de Milan sous le patronage de deux prélats apparemment catholiques en communion avec Benoît XVI ; de toute évidence l’œuvre de Lessing est vue en effet comme expression fidèle du dialogue interreligieux promu par le Concile Vatican II et répandu dans le monde entier par le “bienheureux” Jean-Paul II.

Mais qui était Gotthold Ephraïm Lessing ? Né en 1729 d’un pasteur luthérien, mort en 1781 à Brünswick, Lessing est l’un des principaux représentants de l’Illuminisme allemand, qui tente de concilier dans sa pensée philosophique Leibnitz et Spinoza. Mais Lessing est surtout connu comme fervent adepte de la franc-maçonnerie, initié le 14 octobre 1771 à la Loge “Zu den Drei Goldenen Rosen” (Aux trois roses d’or) de l’Orient de Hambourg (1). Lessing n’est pas un philosophe accidentellement maçon, c’est un philosophe maçonnique ou un philosophe de la maçonnerie, comme le démontrent par exemple ses Dialogues maçonniques (Gesprache für Freimaurer, 1778-1780) et le Nathan der Weise en question (Berlin, 1779). Lessing se réclame explicitement de Luther (“grand homme incompris” “qui nous a libérés du joug de la tradition”) et de Joachim de Flore (“Viendra certainement le temps du nouvel Évangile, de l’Évangile éternel qui est aussi promis aux hommes dans les livres de la Nouvelle Alliance”, la “division de l’histoire du monde en trois âges n’était pas une vaine chimère”) et le remède à la division des chrétiens est, pour lui, “l’Église invisible” de la franc-maçonnerie (2).

Les baptisés qui – confiants en leurs “pasteurs” – ont franchi les portes de la cathédrale de Catane et de la basilique de San Lorenzo à Milan pour écouter le verbe de Lessing, au lieu d’entrer dans une église – et dans l’Église – sont en fait entrés dans une Loge (3).

Trame de Nathan le sage, sorte de roman-feuilleton illuministe-maçonnique

Pour le lecteur ignorant tout de la tragédie de Lessing, je reprends du “web” la trame du livre :

Durant une trêve de la IIIème Croisade, Saladin, le généreux sultan d’une Jérusalem fabuleuse et imprégnée d’une subtile aura maçonnique, tolérant jusqu’au point de désirer une parenté avec un souverain chrétien, gracie un templier parce qu’il ressemble à un frère dont il a perdu la trace depuis longtemps. Nathan, sage et riche marchand juif, de retour d’un voyage, apprend que sa fille Recha a été sauvée d’un incendie par le templier en question. Le fanatique chevalier Allemand après être demeuré longtemps méfiant, accepte les remerciements et l’amitié du juif : mais lorsqu’il lui demande sa fille en mariage, Nathan s’y oppose demandant un délai. Entre-temps, mis à l’épreuve par Saladin qui lui demande quelle est la vraie religion, le sage marchand expose la parabole des trois anneaux identiques, symbolisant les trois grandes religions monothéistes, copies de l’unique véritable anneau qui a été perdu (voir Boccace, Décaméron, I, 3). En justifiant ainsi une universalité humaniste, Nathan conquiert aussi l’amitié du sultan. Mais le templier, amoureux éperdu et blessé du refus, apprend que Recha n’est en réalité que la fille adoptive de Nathan, qu’elle est chrétienne et que de plus, elle ignore la vérité sur elle-même. Il pourrait donc obtenir par la contrainte ce qu’il désire, même au risque de ruiner le juif, mais il est retenu par Saladin. À l’occasion d’un colloque entre Nathan et le bon frère Bonafides le fait est découvert et le dénouement de l’affaire peut mûrir. Recha avait été confiée, encore enfant, par le frère lui-même à Nathan, après que toute la famille de ce dernier ait été brûlée par les croisés. Le frère confie au juif un livret en sa possession où sont notées en arabe deux généalogies révélatrices. Tous se réunissent au palais de Saladin. Nathan lui-même révèle à Recha qu’il n’est que son père adoptif, mais il lui fait savoir aussi qu’elle a un frère. Ce frère est le templier en question qui, passé la déception immédiate, accepte avec joie sa nouvelle sœur. Nathan les reçoit tous deux comme ses enfants et fait une ultime révélation. Le vrai père des deux jeunes, son ami, n’était pas Allemand mais seulement le mari d’une Allemande. L’écriture des annotations dans le livret révélateur qui lui a appartenu, témoigne en effet qu’il n’était autre que le frère disparu de Saladin ; c’est avec joie que ce dernier et sa sœur Sittah se joignent à la famille reconstituée, en qualité de second père et seconde mère adoptifs”.

On croirait lire, par anticipation d’un siècle, un feuilleton du dix-huitième ! Mais au-delà de l’ingénuité de la trame, la pensée de Lessing n’échappe pas au lecteur. Les trois protagonistes représentent les trois religions monothéistes (et, plus généralement, les diverses confessions religieuses) qui doivent prendre conscience de leur “parenté” spirituelle. Ce n’est pas un hasard si le chrétien est un Templier, c’est-à-dire le représentant d’un ordre chevaleresque né dans l’“intolérance” des Croisades mais devenu par la suite modèle de syncrétisme religieux et d’hétérodoxie. Les mahométans sont représentés par Saladin, dont la figure – comme nous le verrons – est synonyme de sagesse et de chevalerie déjà depuis le Moyen-Âge, dans les milieux gibelins. Mais au-dessus – le seul conscient dès le début de la “vérité” maçonnique et véritable deus ex machina de toute l’affaire – il y a le juif Nathan, appelé comme par hasard “sage”, lequel a la charge d’éclairer Saladin et le Templier pour les faire passer du “fanatisme” (spécialement chrétien) à la “tolérance”. Le cœur de l’œuvre de Lessing se trouve dans la légende des “Trois anneaux” que le Juif raconte à Saladin (voir le texte en appendice).

La légende des trois anneaux et son origine médiévale

À ce propos, permettez-moi une anecdote personnelle.

Irène Pivetti n’était encore qu’une députée à demi connue de la Lega, lorsque je me rendis, il y a de cela quelques années, à un congrès qu’elle avait organisé. Au cours de ce congrès, la parole fut donnée à Franco Cardini, l’illustre spécialiste du Moyen-Âge, bien connu de nos lecteurs (en tant que collaborateur – dans le passé – de la revue paramaçonnique Ars Regia, ou en tant qu’admirateur de la ‘martyre païenne’ Hypatie). Dans son discours inaugural, l’historien florentin, jadis disciple d’Attilio Mordini et actuellement lié à Adolfo Morganti qui voue un culte à toutes les traditions, fit une allusion à la légende médiévale des trois anneaux, manifestant clairement qu’il se reconnaissait dans l’esprit de ce récit antique. À moi, par contre, qui écoutait intéressé, la légende des trois anneaux semblait exprimer l’esprit de la Maçonnerie plutôt que celui du Moyen-Âge chrétien, ou encore l’esprit de l’actuel dialogue interreligieux ouvert par la déclaration conciliaire de Nostra ætate, puis consacré par la grande réunion d’Assise voulue fermement par Jean-Paul II. En effet une relation étroite entre la légende des trois anneaux évoquée par Cardini et la franc-maçonnerie est amplement démontrée précisément par l’œuvre de Lessing. Quoi qu’il en soit, je remercie notre spécialiste toscan (dont j’ai fait la connaissance à un séminaire d’Histoire médiévale organisé par le cher éditeur Volpe avec le soutien d’Alleanza Cattolica dans les années 70 à San Miniato al Tedesco, près de Pise), je le remercie donc d’avoir attiré mon attention sur la légende et son actualité.

J’étais alors convaincu, à l’encontre de la mentalité courante, que le Moyen-Âge était toujours synonyme de civilisation chrétienne et de Chrétienté. Bien sûr, que la Chrétienté ait eu son apogée audit Moyen-Âge, cela est certain, mais cela ne signifie pas que tout ce qui est moyenâgeux soit par le fait même chrétien, et que l’Église, même à l’époque de la splendeur du Règne social du Christ, n’ait pas eu à lutter contre des forces ennemies toujours présentes dans l’histoire pour contrer le Règne du Christ.

La légende des trois anneaux de Lessing au XVIIIème siècle reprise de deux sources médiévales : le Décaméron de Boccace et, encore plus avant, le Novellino, duquel Boccace s’inspira, est précisément un exemple (certes pas le seul) de l’action de l’Ennemi dans les siècles de plus grande splendeur de l’histoire chrétienne.

La légende des trois anneaux dans la littérature médiévale : le Novellino

Bien avant Boccace, la légende ou fable des “trois anneaux”, fait son apparition dans la littérature italienne à la fin du XIIIème siècle, comme soixante-treizième conte du Novellino (4). L’écrivain anonyme (peut-être) florentin, n’est cependant pas l’inventeur du conte et de sa morale ; il va même en partie la transformer et en partie la reprendre d’une tradition précédente sur laquelle je reviendrai. Pour le moment il suffit de rappeler au lecteur le milieu dans lequel naît le Novellino, dépeint sous des couleurs vives par la plume de Mgr Umberto Benigni dans le volume IV de son Histoire sociale de l’Église.

En fait l’influence frédéricienne favorable à l’islam dans la mentalité populaire a une résonance à laquelle jusqu’alors personne peut-être n’a prêté attention : le Novellino, dont le compilateur est un enthousiaste de Frédéric II, raconte volontiers des contes arabes où le monde islamique ne fait pas mauvaise figure. Ne pouvait pas manquer l’écho de la chevalerie conférée à Saladin que l’on retrouve dans l’Avventuroso Siciliano de Bosone de Gubbio et ailleurs (…) et le romancier, digne frédéricien, raconte sans répugnance, même avec complaisance, la comédie sacrilège (vraie ou inventée, peu importe ici) du chevalier chrétien Hugues de Tabarie qui conféra la chevalerie avec tout le cérémonial, au terrible ennemi des chrétiens, le sultan Saladin, idéal du traître et apostat empereur de Souabe, qui enviait le Sultan de ne pas avoir au-dessus de lui le Pape… et le décalogue” (5). La question apparaît si importante à notre auteur, qu’il y revient, au risque de se répéter, dans le volume suivant de l’Histoire sociale :

… Le Novellino, recueil de contes les plus divers du XIIIème siècle. C’est l’esprit d’un rhapsode qui y domine, un rhapsode frédéricien passionné qui voit dans l’antichrist Frédéric II son propre idéal : et c’est tout dire” (6). “Nous insistons sur le grand prix de ce livret (le Novellino) pour l’étude de la crise spirituelle et morale du Moyen-Âge. Il fournit des aperçus et des éclairages qui valent un tableau. Le Frédéric II que nous montre le frédéricien fanatique, tandis qu’il ordonne le plus sérieusement du monde de tuer un de ses faucons de chasse parce qu’au lieu de prendre une grue contre laquelle il a été lancé, il avait saisi un petit aigle ‘son seigneur’ (symbolisme de l’Aigle frédéricien, aigle impérial, areligieux, patron du monde). Et c’est un grand admirateur de l’admirateur du Sultan, ce nouvelliste qui raconte à sa gloire comment l’aimable chevalier plein d’humour et de grande boutade Hugues de Tabarie satisfit au désir de Saladin, seigneur très valeureux et très courtois, d’être sacré chevalier (‘quel sacré chevalier’, dirait un humoriste français) ; et le conte décrit en grande pompe la cérémonie dans toute sa solennité” (7).

Le Novellino naît donc dans les milieux gibelins de Frédéric II, l’empereur excommunié et déposé, “un païen à la nostalgie musulmane” qui “ne comprit pas l’empire chrétien, c’est-à-dire la réalité dans laquelle et pour laquelle il vivait” (8).

La légende des trois anneaux, version exotérique du blasphème des trois imposteurs

Nous avons jusqu’ici suivi les péripéties de la légende des trois anneaux. De l’œcuménisme moderniste nous sommes remontés à l’illuminisme maçonnique de Lessing ; de là nous avons trouvé les traces de la légende dans Boccace, et avant lui, à la cour de Frédéric II de Souabe, dans le Novellino. Mais dans une épître célèbre de 1239, le Pape Grégoire IX, grand ami de saint François, accusait justement Frédéric II de promouvoir le blasphème selon lequel Moïse, Mahomet et le Christ étaient trois imposteurs (9). Menendez Pelayo montre comment cette hérésie fut imputée aussi à des personnages proches de l’Empereur, comme Pier dalle Vigne ou le nécromancien Michele Scoto. Mais comment est-il possible d’attribuer au même personnage et au même milieu des erreurs (apparemment) si dissemblables ? Comment peut-on dire dans le même temps que les trois religions “monothéistes” sont toutes vraies (les trois anneaux) ou, au contraire, qu’elles sont toutes fausses (les trois imposteurs) ? Lisons encore Mgr Benigni. Après avoir parlé du danger de l’influence judéo-arabe dans la philosophie médiévale catholique, Mgr Benigni en vient à examiner – après Menendez Pelayo – le “blasphème mythique (non pas le livre) ‘De tribus impostoribus’” “Quant au De tribus impostoribus, la question non encore épuisée concernant ce fameux blasphème selon lequel le judaïsme, le christianisme et l’islamisme furent institués par trois imposteurs [Moïse, le Christ et Mahomet] est très intéressante”. “La légende tardive d’un livre est désormais démythifiée : il ne s’agit pas d’un écrit, du moins de notre Moyen-Âge (les écrits publiés par la suite sont apocryphes) (10), mais d’une doctrine orale, attribuée à plusieurs, parmi lesquels le plus sûr est l’empereur impie Frédéric II. Mais de quelle source provient l’idée de réunir ces trois fondateurs de religions – Moïse, le Christ, Mahomet – sous la même formule ? Cette question a pris forme parmi les chrétiens défenseurs plus ou moins authentiques du blasphème (11) ; selon nous c’est dans le fin fond de la philosophie judéo-arabe du temps dont nous nous entretenons qu’il faut chercher la source. C’est de cette source impure que l’eau empoisonnée s’est infiltrée dans le terrain chrétien ; la cour de Frédéric fut l’une de ces flaques pestiférées où l’eau a le plus visiblement stagné.

Nous en avons un symptôme suggestif dans la formule exotérique (c’est-à-dire pas secrète, faite pour le public, n.d.a.) de ce blasphème : formule que nous retrouvons dans le Novellino déjà mentionné (ce recueil de contes qu’exalte Frédéric II et qui parle complaisamment du monde juif et arabe), et dans l’Avventuroso Ciciliano de Bosone de Gubbio, autre écho de ce milieu.

C’est la formule des trois anneaux. Le Sultan d’Égypte, ayant besoin d’argent, veut le soutirer à un riche juif en lui imposant de répondre à une question très compromettante : des religions islamique, judaïque et chrétienne, laquelle est la vraie ? Et le juif perspicace répond par la parabole des trois anneaux. ‘Il était une fois un père qui avait trois fils, et possédait un anneau muni d’une pierre précieuse, la plus belle du monde. Chacun des trois fils priait le père de lui laisser cet anneau lorsqu’il mourrait. Le père, voyant que chacun le voulait, envoya chercher un orfèvre et lui dit : maître, fais-moi deux anneaux exactement semblables à celui-ci, avec sur chacun une pierre qui ressemble à celle-ci’. Ayant ainsi trois anneaux, à chacun (de ses fils) il donna le sien en secret ; et chacun croyait avoir l’original, et aucun ne savait la vérité, si ce n’est ‘leur père’. C’est ainsi que le juif, appliquant les trois anneaux aux trois religions (‘le Père de là-haut sait laquelle est la meilleure, et chacun des fils, c’est-à-dire nous, croit avoir la bonne’), fait l’admiration du sultan et lui accorde ce qu’il demande.

Il nous semble clair que ce conte est la formule exotérique de la doctrine de tribus impostoribus, étant donné que ce conte conduit le lecteur même le moins subtil à déduire que Dieu est l’auteur de deux religions fausses et du trucage de la vraie : insanité qui donne lieu à conclure plutôt que les trois anneaux sont faux et que les imposteurs furent les trois orfèvres qui les préparèrent en inventant qu’ils avaient eu la commission d’un père qui n’existe pas ou qui n’est pas père”.

Pour Mgr Benigni “la dissimulation de la formule exotérique qui a pénétré chez les chrétiens sous couvert d’un conte judéo-islamique” “en indique la provenance” : judéo-islamique justement, et il croit trouver une origine écrite du blasphème des Trois Imposteurs dans la “poésie philosophique” du poète arabe Ma’arry. Mgr Benigni poursuit : “Bien entendu nous ne disons pas que Ma’arry ait été l’inventeur de la formule qui provient plus probablement de la cabale : il nous suffit de trouver en lui la formule claire de la proposition puisque cela suffit à nous montrer dans quel milieu elle est née”. Et Mgr Benigni conclut : “Tel était l’enseignement et la propagande de cette école sémite de rationalistes, matérialistes, panthéistes ou sceptiques juifs et arabes qui pénétrait dans le monde chrétien moyenâgeux, depuis l’école des philosophes averroïsés par la fréquentation des conteurs frédériciens. Nous verrons ensuite, à propos d’Israël, qui, une fois passé l’époque historique de la culture arabe, conserva en secret parmi nous le venin de tribus impostoribus pour le transmettre aux sectes et à leurs adeptes qui devaient préparer le triomphe de la Révolution” (12), en particulier à la franc-maçonnerie.

En effet, dans sa conclusion, Mgr Benigni fait allusion précisément à Nathan le sage de Lessing : “Tandis que la philosophie ésotérique et initiatique du rationalisme et du panthéisme judéo-arabe empoisonnait l’intelligence de nos docteurs averroïsants et autres du même genre, pénétrant dans les amphithéâtres solennels des universités, la pensée talmudique en haine du christianisme se disposait à la pensée rationaliste ci-dessus et se faisait petite monnaie de satire et de blasphème dans les cours chrétiennes et dans le peuple chrétien, quand celles-ci et celles-là se trouvaient dans des mains compromises et compromettantes. Rappelons ici la confession, plutôt la vanterie cynique d’un écrivain juif, sectaire fanatique sous l’habit du savant rhénan James Darmesteter (13), dans ce livre que nous avons déjà cité : ‘Sous ces activités visibles (philosophie, physique, etc. des juifs du Moyen-Âge) une action sourde et invisible, inconsciente pour ceux qui la réalisent et ceux qui la subissent, et qui justifie, post factum, les haines (sic) de l’Église : c’est la polémique religieuse qui ronge obscurément le christianisme… Le juif s’entend à dévoiler les points vulnérables de l’Église ; et il a à son service pour les découvrir, outre l’intelligence (sic) des livres saints, la sagacité redoutable de l’opprimé. Il est le docteur de l’incrédule ; tous ceux qui ont l’esprit rebelle viennent à lui, dans l’ombre ou à ciel ouvert. Il est à l’œuvre dans l’immense laboratoire de blasphème du grand empereur Frédéric (II) et des princes de Souabe et d’Aragon ; c’est lui qui forge tout cet arsenal mortifère de raisonnement et d’ironie qu’il laissera en héritage aux sceptiques de la Renaissance, aux libertins du grand siècle ; et n’importe quel sarcasme de Voltaire n’est que l’ultime écho sonore d’une parole murmurée, six siècles auparavant, dans l’ombre du ghetto, et même avant, au temps de Celse et d’Origène, au berceau même de la religion du Christ’. (…) Lorsqu’il fait allusion à Frédéric II, l’écrivain circoncis fait évidemment allusion avec ‘l’immense laboratoire de blasphèmes’ à la question de tribus impostoribus. Autre confession sur l’origine et la diffusion sémitique de ce blasphème : nous ajouterons à ce sujet qu’une fois passé l’époque de la culture arabe, ce sera Israël qui conservera parmi nous, dans le secret de ses initiés de la cabale et de leurs complices, la tradition de tribus impostoribus. Elle refera surface aux approches de la grande convulsion de la fin du XVIIIème. Nous verrons alors Gotthold Ephraïm Lessing (l’ami du philosophe juif Moïse Mendelssohn aussi mal vu de ses coreligionnaires que des chrétiens, ce qui est tout dire de sa philosophie) publier ‘Nathan le sage’ – remarquer le nom juif du personnage symbolique – affirmation de la doctrine à peine voilée, par prudence, ‘des trois imposteurs’. Et toute l’essence de l’Encyclopédie et du voltérianisme est là, telle que Ma’arry l’avait mise en vers et que les juifs et les sarrasins sceptiques la répétaient dans les cours du Souabe maudit”, autrement dit Frédéric II (14).

Le dialogue interreligieux, voie ouverte à l’athéisme (Pie XI)

Comme nous l’avons vu, pour Mgr Benigni, même “le lecteur le moins futé” comprend en lisant la fable des trois anneaux, que si Dieu est auteur de deux faux anneaux, et trompe les trois fils en leur faisant croire à chacun qu’il est l’unique possesseur de l’anneau véritable, il s’ensuit que Dieu n’est plus la vérité même, mais l’auteur de l’erreur et du mensonge. Non seulement deux anneaux sur trois doivent être faux, et tous les trois peuvent l’être (car personne ne peut savoir lequel est le vrai) mais comme Lessing le fait dire au juge dans le récit “vous êtes tous trois escrocs et escroqués. Vos anneaux sont tous les trois faux. Il est probable que le véritable anneau a été perdu, et votre père en fit faire trois pour en cacher la perte et le remplacer”. En effet, dans la parabole, ils sont tous trois des escrocs, parce que chacun affirme avoir le véritable anneau, alors qu’aucun ne sait lequel est le vrai ; et tous les trois sont escroqués par le Père qui leur fait croire à chacun qu’il possède le véritable anneau à l’exclusion de l’autre ; d’un père escroc – et c’est l’hypothèse du juge – on peut donc s’attendre à ce que les trois anneaux soient faux, et que le vrai ait été perdu (qui sait si pour Lessing, au lieu du père, le véritable anneau ce n’est pas la Loge… ou Lucifer qui l’aura). Dieu serait donc un escroc et escrocs aussi ceux qui affirment détenir la Révélation de Dieu : voilà comment de la parabole des trois anneaux, parabole en faveur de la tolérance et de la fraternité entre toutes les religions qui viennent toutes de Dieu, on passe au blasphème des trois imposteurs, selon lequel Dieu et les religions sont mensonge et tromperie, ce pour quoi Dieu est “un père qui n’existe pas ou qui n’est pas père” (comme le conclut Mgr Benigni).

C’est ce même enseignement que nous retrouvons dans l’encyclique Mortalium animos du Pape Pie XI (6 janvier 1928) dont il est bon de relire ce passage dans l’imminence de la nouvelle rencontre d’Assise voulue par Joseph Ratzinger pour le 25ème anniversaire de celle voulue par Karol Wojtyla. Sur les “panchrétiens” ou “œcuménistes”, voici ce qu’écrit Pie XI :

Convaincus qu’il est très rare de rencontrer des hommes dépourvus de tout sens religieux, on les voit nourrir l’espoir qu’il serait possible d’amener sans difficulté les peuples, malgré leurs divergences religieuses, à une entente fraternelle sur la profession de certaines doctrines considérées comme un fondement commun de vie spirituelle. C’est pourquoi, ils se mettent à tenir des congrès, des réunions, des conférences, fréquentés par un nombre appréciable d’auditeurs, et, à leurs discussions, ils invitent tous les hommes indistinctement, les infidèles de tout genre comme les fidèles du Christ, et même ceux qui, par malheur, se sont séparés du Christ ou qui, avec âpreté et obstination, nient la divinité de sa nature et de sa mission.

En vérité, les partisans de cette théorie s’égarent en pleine erreur, mais de plus, en pervertissant la notion de la vraie religion ils la répudient, et ils versent par étapes dans le naturalisme et l’athéisme (Quam quidam opinionem qui habent, non modo ii errant ac falluntur, sed etiam, cum veram religionem, eius notionem depravando, repudient, tum ad naturalismum et atheismum, ut aiunt, gradatim deflectunt). La conclusion est claire : se solidariser des partisans et des propagateurs de pareilles doctrines, c’est s’éloigner complètement de la religion divinement révélée”.

Origine judaïque de la parabole des trois anneaux

Nous avons vu, avec Mgr Benigni, que le blasphème des trois imposteurs est d’origine judaïque. On peut en dire autant de la légende des trois anneaux qui en est la version exotérique. Cette origine apparaît évidente déjà du fait que le protagoniste de la légende est un sage Juif (anonyme dans le Novellino, Melchisedech dans le Décaméron, Nathan pour Lessing) : c’est lui qui raconte la légende, c’est lui qui, menacé par Saladin, le trompe et le convainc, et c’est de lui, du Juif, que la légende prend son origine. Et de fait, les recherches des spécialistes amènent à la même conclusion que pour le blasphème des trois imposteurs : à chercher l’origine de la parabole comme du blasphème chez les juifs espagnols du Moyen-Âge. Un court essai de Claudio Tugnoli (La parabole des trois anneaux, 2003) nous informe sur les études à ce propos de Gaston Paris et de Mario Penna. Gaston Paris (1839-1903), philologue, Académicien de France, dans une conférence tenue en 1884 éditée en 1906 (15), soutient que l’origine de toutes les différentes versions de la parabole des trois anneaux doit être recherchée chez les juifs espagnols du Moyen-Âge (qui vivaient justement au contact de chrétiens et de musulmans). Cette source originelle aurait été ensuite recueillie, plus tard, à la fin du XVème siècle dans le Scévet Jehudà de Salomon ben Verga. Pour Mario Penna qui écrivait en 1952 (16), la version originelle de la parabole est au contraire chrétienne, et c’est aux juifs espagnols qu’il faut attribuer par contre la déformation de cette parabole en faveur de la tolérance (ou du scepticisme). La version originelle de la parabole, chrétienne, de la moitié du XIIIème siècle, présente un père qui a une fille légitime, tandis que l’épouse – devenue infidèle – a d’autres filles qu’elle fait passer pour filles légitimes. Alors le père donne à la seule fille un anneau miraculeux : seul celle qui aura l’anneau miraculeux est sa fille. Alors les autres fabriquent des anneaux semblables, mais faux. Le sage juge, ayant expérimenté la vertu des anneaux, déclare qu’une seule fille est légitime, et toutes les autres illégitimes. C’est alors que dans les milieux juifs, et probablement en Espagne, dans un but polémique, la parabole fut déformée grâce à deux astuces : l’anneau perdit toute vertu miraculeuse, ce pour quoi on ne pouvait plus distinguer le vrai du faux ; et d’autre part, changement significatif, l’auteur des faux anneaux ne sont plus des filles illégitimes (qui deviennent même trois fils légitimes et aimés du père) mais le père lui-même. Ainsi l’auteur de toutes les religions, la vraie et les fausses, est Dieu même, tandis que dans la version chrétienne Dieu est l’auteur de la vraie religion, et les hommes auteurs des fausses.

Le milieu d’origine de la version qui passa au Novellino et au Décaméron, l’Espagne judéo-musulmane, nous ramène au milieu même du blasphème des trois imposteurs : l’averroïsme judéo-musulman moyenâgeux, si en vogue à la cour de Frédéric II.

Le lecteur pourra objecter qu’il est invraisemblable que dans un milieu juif on déclare fausse ou douteuse la Loi de Moïse, au même titre que la loi chrétienne ou coranique. Que l’on réfléchisse cependant que la parabole se présente clairement comme une astuce du riche et sage Juif aux dépens de Saladin : il insinue le doute entre chrétiens et musulmans sur la vérité de leur religion, et même sur le fondement scripturaire de leur religion (l’Ancien Testament).

Le Juif, comme l’écrivait déjà Darmesteter cité plus haut, est le docteur de l’incrédule ou, comme l’enseigne saint Paul, “ils sont ennemis du genre humain, nous empêchant de prêcher aux nations pour leur salut” (I Thess., II, 15-16).

Mais on peut aller plus loin. Que l’on n’oublie pas, par exemple, que Jésus lui-même déclara – aux Juifs qui se vantaient d’être fils d’Abraham – qu’au contraire ils ont “pour père le diable” (Jn VIII, 44) et qu’ils ont abandonné les commandements de Dieu, pour suivre leurs propres traditions (cf. Matth. XV, 3-9). Certes les Pharisiens pas plus que les Cabalistes ne sont les héritiers de Moïse, quoi qu’ils le prétendent.

Les courants anomistes (contre la loi) sont fréquents dans le judaïsme (penser à Sabbataï Zevi et à Jacob Frank) ; les interprétations gnostiques de la Genèse et de la chute de l’humanité, pour Erik Peterson, doivent être ramenées au milieu juif, et de nos jours encore le concept de lutter avec (contre) Dieu ou de Le juger est répandu dans le judaïsme. Il n’est donc pas étonnant qu’Israël soit justement l’une des nations où l’athéisme est le plus répandu.

Les trois anneaux aujourd’hui : la franc-maçonnerie


Logo de la loge maçonnique René Guénon

Qu’en est-il aujourd’hui de la parabole des trois anneaux ?

Derrière Lessing et Nathan le sage (qui eut un succès posthume grâce à Schiller et à Gœthe) la franc-maçonnerie voit encore aujourd’hui dans la parabole des Trois Anneaux une excellente représentation de ses idéaux : “Le poème dramatique du frère Lessing, Nathan le sage, est fortement maçonnique. (…) Le nom Trois Anneaux appliqué aux Loges et à un certain nombre de journaux maçonniques est un tribut fraternel au génie de Lessing” (17). Jean-Pierre Laurant écrit par exemple : “une Loge d’inspiration guénonienne qui réunisse chrétiens, juifs et musulmans, lesdits trois anneaux, devait de toute façon être créée” et elle le fut. Une Loge René Guénon existe à Milan dans le milieu du Grand Orient reproposant le symbole des trois anneaux (les trois religions)” (18). Depuis 2010, la Loge René Guénon, qui a pour symbole les trois anneaux, a quitté le Grand Orient pour rejoindre la Grande Loge italienne.

Les trois anneaux aujourd’hui : le judaïsme

Nous avons vu que la parabole des “trois anneaux” voit le jour dans un milieu juif.

Mais sous quelle forme le Judaïsme actuel offre-t-il aux deux autres “anneaux”, chrétien et mahométan un certain “salut” ? La réponse a été donnée à plusieurs reprises par le Grand Rabbin de Rome, Riccardo Di Segni, c’est le salut dont parlent les Lois de Noë ou Noachisme. Il en a déjà été question dans l’article de juillet 2002 de Sodalitium (n°53) : “Parler clair pour se mieux comprendre. Les Noachides et le Grand Rabbin Di Segni”. Le Rabbin di Segni, responsable de la réédition des infâmes Toledoth Jeshu (cf. Sodalitium n°53, p. 33), parlant le 17 janvier 2002 devant de nombreux prélats au Grand Séminaire Romain, expliquait aux catholiques (?) quel salut il peut y avoir pour les Gentils (les non-juifs), autrement dit comment eux aussi peuvent avoir part, en quelque façon, au monde futur. Seuls les Noachides (fils de Noë) qui respectent les sept lois noachides pourront “être sauvés”, expliquait le rabbin. Et une de ces lois est celle du plus strict monothéisme, loi respectée par les musulmans mais pas par les chrétiens, à cause de l’adoration de la Trinité et du Christ. Les chrétiens sont idolâtres (et les idolâtres doivent être mis à mort). Mais il reste un “espoir” : que les chrétiens, s’ils ne savent pas renoncer à la divinité du Christ, admettent au moins que “les juifs, en vertu de leur élection originelle et irrévocable, ainsi que de la possession et de l’observance de la Thora, possèdent une voie vers le salut qui leur est propre, une voie, pleine et spéciale qui n’a pas besoin de Jésus”. Peut-être à la rigueur dans ce cas les chrétiens pourraient-ils être considérés comme monothéistes et donc noachides. Tout comme les francs-maçons, qui ne reconnaissant pas un Dieu trinitaire, doivent selon les paroles des constitutions d’Anderson, “observer la loi morale comme un vrai noachide” (ivi, p. 34).


Le rabbin livournais Elia Benamozegh (1823-1900)

Le n°59 de Sodalitium (p. 45) nous apprenait que Di Segni, lui-même fils de franc-maçon, avait expliqué les lois noachides aux “Frères” du Grand Orient d’Italie en 2003 et à ceux de la Grande Loge d’Italie en 2006. Dans ce même article, je signalais que le professeur Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio et promoteur de la première conférence d’Assise d’il y a 25 ans (et, depuis, devenu ministre), est lui aussi adepte convaincu de la doctrine noachide, telle qu’elle est exprimée par le rabbin de Livourne Elie Benamozegh (1823-1900) (Israele e l’umanità, studio sul problema della religione universale [Israël et l’humanité, étude sur le problème de la religion universelle], Livourne 1885, Gênes, Marietti, 1990). Le rabbin (l’un des plus proches des idéaux maçonniques, écrit Liana Elda Funaro) (19), voyait dans la Maçonnerie l’avant-garde de cette religion, et souhaitait que les chrétiens et les islamiques reconnaissent en Israël le Prêtre de l’Humanité, entrant ainsi dans la Religion universelle noachide (cf. La Stampa, 17 janvier 2007 ; abbé Nitoglia, Sodalitium n°34, p. 21). Benamozegh exprime parfaitement l’idéalité de la parabole des “Trois anneaux” et son but final.

Les trois anneaux aujourd’hui : l’Islam

Nous venons de voir comment la parabole des Trois anneaux trouve son origine dans le milieu judaïco-musulman de l’averroïsme arabe, d’abord en Espagne puis à la cour de Frédéric II. Dans la recension d’une réédition de Nathan le sage, Mgr Ravasi écrit que le responsable de la réédition du volume compare les paroles du juge dans la version de Lessing à celles du Coran : “Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous ; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez” (V, 46, 48). “Il vous a aimés également tous les trois – dit le juge maçon – car il n’a pas voulu humilier deux d’entre vous pour en favoriser une seule. Efforcez-vous d’imiter son amour incorruptible et sans préjugés ! Que chacun concoure pour démontrer à la lumière du jour la vertu de la pierre de son anneau”. La ressemblance est en effet impressionnante.


Le député Borghezio avec Felice Pallavicini

Guénon, que nous avons cité plus haut, éminent ésotériste et franc-maçon, adhéra à l’Islam (dans la version ésotérique du soufisme). Entre autres disciples, on compte le milanais Felice Pallavicini, pseudonyme Cheik Abd al-Wahid Pallavicini, classe 1924, apostat de la Foi en 1951, guénonien, évolien repenti (mais c’est Evola, affirme-t-il, qui le dirigea concrètement vers le soufisme), animateur du Centre d’Études métaphysiques René Guénon, et, en tant que musulman, du Co.re.is (Communauté religieuse islamique), ambassadeur de la Mosquée de Rome près le Secrétariat du Vatican pour le dialogue interreligieux et membre du Conseil des sages de la Grande Mosquée de Paris. L’apostat en question participa à la première réunion d’Assise, voulue par Jean-Paul II.


Le cheik Abd al-Wahid Pallavicini, en tenue de chevalier de Malte

Il semblera étrange qu’il soit ami du député Borghezio, connu apparemment comme un ennemi des musulmans, ou que notre musulman soit en excellents rapports avec la communauté juive, ou encore qu’une photo le représente vêtu en chevalier de Malte : que de personnalités en un seul et même personnage ! Or, dans le Sole 24 Ore (15 août 2010, p. 29, Reparlons de Tradition primordiale) notre cheik est intervenu justement sur le thème de la parabole des Trois anneaux, en référence à un autre article publié dans le Sole 24 Ore par son collaborateur habituel le cardinal Ravasi (1er août 2010). Contrairement aux guénoniens de la Loge de Milan et à Mgr Ravasi, le cheik, lui aussi guénonien, ne semble pas se reconnaître totalement dans la parabole : “Mgr Ravasi semble partager l’avis de ceux qui voudraient voir dans ce récit l’antidote aux extrêmes du fondamentalisme et du relativisme, ou ‘concordisme’ comme on veut, ne se rendant pas compte que de fait cela conduit à une sorte d’indifférence pour la vérité…”. La parabole pourtant médiévale est trop moderne pour Pallavicini, et ce d’autant plus que Ravasi l’actualise avec la théologie de Karl Rahner. Après cette leçon donnée par le cheik au cardinal (pas plus cardinal l’un, que l’autre n’est cheik), Pallavicini propose une version plus traditionnelle des Trois anneaux, celle de la “Tradition primordiale unique, celle que l’Islam appelle din al qayyma, Tradition axiale, et que l’Hindouisme appelle Sanatana Dharma, Loi pérenne”. “Cette Tradition primordiale – continue Pallavicini – tout en étant bien connue, du moins au niveau de notion, par Ravasi même, après avoir été étiquetée indûment dans les milieux catholiques de ‘gnosticisme’, est constamment passée sous silence”. En réalité, la “Tradition primordiale” de Pallavicini, via Guénon, remonte au Traditionalisme catholique de l’époque de la Restauration, condamné pour son fidéisme par l’Église, même si tous ses représentants n’ont pas été condamnés (de Maistre, Bonald, Donoso Cortes, La Mennais, Ventura di Raulica, Gioberti, Bonnetty et les Annales de philosophie chrétienne, Ubaghs et l’école de Louvain, Bautain, etc.), Traditionalisme qui fut l’un des ancêtres, toujours dans le fidéisme, du Modernisme (Laberthonnière dirigea les Annales de 1903 à 1915). Le traditionaliste Pallavicini préfère par contre citer de plus antiques autorités : “l’Islam la reconnaît ab origine, de même qu’il reconnaît ab origine la légitimité et la validité salvifique de tous les messages qui se sont succédé au long de l’histoire de l’humanité par l’intermédiaire des Envoyés divins, thème portant du Coran sacré et non fruit de quelque discutable spéculation tardive”. L’Islam qui reconnaît (à sa façon) la mission de Moïse et de Jésus, outre celle de Mahomet, est ab origine pour les “Trois anneaux”. La critique du Cheik sur la parabole de Lessing peut être comparée à la critique que fait le franc-maçon Guénon à la franc-maçonnerie moderne au nom d’une franc-maçonnerie plus traditionnelle ; mais à la fin on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. Que le Cheik soit “Traditionaliste”, c’est ce que confirme le fait qu’il préfère… le cardinal Scola au cardinal Ravasi : “Le cardinal Scola recoure à l’efficacité d’un autre néologisme quand il affirme être ouvert à la ‘pluriformité’ dans ‘l’unité’, phrase qui reprend ou se réfère au concept exprimé par notre maître, René Guénon, à propos de la pluralité des ‘formes religieuses’. En témoignent les divers aspects qui se rejoignent dans la réalité de l’unicité de Dieu. Ce ‘néologisme’ du cardinal nous permet de souhaiter que notre première mosquée de musulmans italiens, dans la ville même de Milan, puisse constituer le prodrome d’une entente au sommet entre les révélations abrahamo-monothéites” (Il Sole 24 Ore, 31 juillet 2011, p. 24). Scola est donc plus guénonien que Ravasi…

Les trois anneaux aujourd’hui : les défenseurs de Vatican II

L’Église catholique a toujours condamné les fausses religions et la maçonnerie : comment est-il possible alors que Nathan le sage de Lessing soit maintenant représenté dans des cathédrales ? Le fait nouveau, qui ne peut être ignoré, c’est Vatican II.

C’est avec Vatican II que l’œcuménisme, condamné par l’encyclique Mortalium animos de Pie XI, fut accueilli par contre comme doctrine et mission irréversible de l’“Église” (avec Lumen Gentium, Unitatis redintegratio, Orientalium ecclesiarum, Dignitatis humanæ). C’est alors que fut consacré le “dialogue interreligieux” fondé sur une vision positive des religions non-chrétiennes (Nostra ætate), dialogue à étendre également aux athées (Gaudium et spes, 1921) dans la conviction que le Christ, en s’incarnant, s’est uni en un certain sens à chaque homme (ibidem, n°22) et que la religion du Dieu qui s’est fait Homme s’est rencontrée sans s’y heurter avec la Religion de l’homme qui se fait Dieu (Paul VI, discours de clôture de Vatican II). La déclaration conciliaire Nostra ætate, voulue pour ce qui regarde le judaïsme, par l’association judaïco-maçonnique B’naï B’rith (20) pour la première fois présente de façon positive les religions non chrétiennes : Animisme, Hindouisme, Bouddhisme (n°2), Islam (n°3) et surtout Judaïsme (n°4) condamnant toute discrimination pour motif religieux (n°5). Jean-Paul II a cherché à fonder cette évaluation positive des religions non chrétiennes en la reliant abusivement à la doctrine patristique des “Semences du Verbe” (cf. Sodalitium n°47 pp. 67-68) et à l’Incarnation (GS n°22 ; discours aux cardinaux après la réunion d’Assise), rendant “visibles” ces doctrines en pratiquant lui-même des gestes rituels desdites religions. Pour Jean-Paul II “la fermeté de la croyance des membres des religions non chrétiennes est parfois un effet de l’Esprit de vérité opérant au-delà des frontières visibles du Corps mystique” (encyclique Redemptor hominis) et “l’Esprit Saint est même mystérieusement présent dans les religions et cultures non chrétiennes. (…) On pourrait dire de l’Esprit Saint : chacun en possède une part et tous l’ont entièrement, tellement sa générosité est inépuisable” (26 mars 1982). Mais c’est surtout vis-à-vis de l’Islam et du Judaïsme (le judaïsme pharisaïque-antichrétien actuel, qui n’a rien à voir avec celui des Patriarches et des Prophètes) autrement dit avec les deux autres anneaux de la parabole judéo-arabo-maçonnique, que Jean-Paul II a édifié une nouvelle doctrine. Dans ce cas aussi les gestes ont été significatifs : la visite à la Synagogue et à la Mosquée, la prière selon la coutume juive au Mur des Lamentations ; tous gestes répétés à plusieurs reprises par Benoît XVI-Ratzinger. À Paris, le 31 mai 1980, et tant d’autres fois, Jean-Paul II avait déclaré que “les musulmans sont nos frères dans la foi en un Dieu unique” ; quant aux Juifs, ce sont nos “frères aînés”, ou mieux “nos pères dans la foi” (Ratzinger) avec lesquels Dieu maintient encore l’Alliance “jamais abrogée” (21). Pour Ratzinger (le 31 mai 2009 à Jérusalem) la vie du “croyant”, qu’il soit chrétien, musulman ou juif, est semblable, elle vient de Dieu et mène à Lui : “Cette même dynamique se vérifie dans chaque individu croyant des trois grandes traditions monothéistes : en syntonie avec la voix de Dieu, comme Abraham, répondons à son appel et partons à la recherche de l’accomplissement de ses promesses, en nous efforçant d’obéir à sa volonté, traçant un parcours chacun dans notre propre culture. (…) Le premier pas d’Abraham dans la foi, et nos pas vers ou depuis la synagogue, l’église, la mosquée ou le temple, parcourent le sentier de notre histoire humaine individuelle, aplanissant la route, pourrions-nous dire, vers l’éternelle Jérusalem (cf. Ap. 21, 23)”. Pour la nouvelle doctrine conciliaire, chrétiens, musulmans et juifs 1) adorent le même Dieu puisque appartenant aux trois grandes religions monothéistes 2) font partie de la descendance spirituelle d’Abraham, comme si n’étaient que secondaires la Foi en la Très Sainte Trinité, en la divinité du Christ, en l’Incarnation et en la Rédemption, et comme s’il pouvait y avoir foi surnaturelle là où ces dogmes révélés sont non seulement ignorés mais aussi niés ouvertement.

La réunion de toutes les religions voulue par Jean-Paul II à Assise va même bien au-delà de la parabole des Trois anneaux : “Notre interconfessionnalisme nous a valu l’excommunication de Clément XI en 1738. Mais l’Église était certainement dans l’erreur – écrivait le Grand Maître Corona – tant il est vrai que le 27 octobre 1986, le Souverain Pontife actuel a réuni à Assise des hommes de toutes les confessions religieuses pour prier ensemble pour la paix. Que cherchaient d’autre nos frères lorsqu’ils se réunissaient dans les Temples, sinon l’amour entre les hommes, la tolérance, la solidarité, la défense de la dignité de la personne humaine, se considérant comme égaux au-delà de leur credo politique, de leur credo religieux, de leur couleur de peau ?” (Hiram, printemps 1987). Et le Père Rosario Esposito, ssp, cité plus haut, écrit lui aussi : “Le 27 octobre 1986 Jean-Paul II invite à Assise les chefs suprêmes de nombreuses religions. Tous prient pour la paix, chacun reste dans sa propre religion, et prie avec ses propres formules. L’esprit d’Assise, qui s’était déjà exprimé de nombreuses fois, bien qu’en termes moins solennels et publics, a par la suite réalisé un grand nombre d’autres pas. La Maçonnerie a été instituée exactement pour instaurer cet esprit et l’a codifié dès le premier jour de sa fondation…” (22). Joseph Ratzinger, qui a déjà béatifié le responsable de la première réunion d’Assise, s’est fait le promoteur d’une seconde réunion pour le 25ème anniversaire de cette grande Loge moderne et c’est lui qui présidera cette réunion qui doit se tenir bientôt.

Les trois anneaux aujourd’hui : nos milieux, le cas curieux de Mgr Bux


Mgr Nicola Bux

Ce ne sont pas les titres qui lui manquent : né à Bari en 1947 et ordonné (?) en 1975, il a effectué des recherches au Ecumenical Institute, au Biblicum de Jérusalem et à l’Institut Saint-Anselme de Rome ; Mgr Nicola Bux est Enseignant de Théologie sacramentaire à la Faculté Théologique de Bari, et à l’Issr, Consulteur de la Congrégation des Causes des Saints et de la Doctrine de la Foi, ainsi que de l’Office pour les célébrations pontificales, expert au Synode des Évêques de 2005 à 2010, conseiller de la revue Communio (celle de la Nouvelle Théologie), auteur de nombreuses publications de théologie dogmatique et liturgique et, selon Disputationes Theologicæ, “parmi les plus estimés collaborateurs du Saint Père Benoît XVI” (en 1977 Joseph Ratzinger a préfacé un livre de l’abbé Bux). Lorsque l’illustre Monseigneur fut ordonné (?) prêtre avec le nouveau rite, en 1975, tout le monde connaissait le cas Lefebvre et savait que la question de la réforme liturgique était mise en discussion : de l’abbé Bux sur le sujet ? On ne sait rien. On n’a pas connaissance non plus d’une célébration du rite dit de saint Pie V, quand ladite célébration – aujourd’hui déclarée “jamais interdite” était bel et bien interdite. Mais après le Motu Proprio Summorum Pontificum de 2007, on n’entend plus parler que de l’abbé Bux ou plutôt de Mgr Bux ; souvent présent quand il s’agit de célébrer avec le “rite extraordinaire”, il est toujours en première ligne dans les conférences sur l’ancienne liturgie, exégète de la “réforme de la réforme liturgique” ratzingérienne (N. BUX, La riforma di Benedetto XVI avec préface du cardinal Cañizares, éd. Piemme. La réforme de Benoît XVI, publiée dans Regards sur le Monde, 11 mai 2010). Mgr Bux nous avertit, un peu tard mais encouragé par Vittorio Messori, qu’aller à la messe (?!) aujourd’hui peut comporter la perte de la foi (N. BUX, Come andare a Messa e non perdere la fede, éd. Piemme. Comment aller à la Messe et ne pas perdre la foi ? avec préface de Vittorio Messori, éd. Artège), même si, à en croire les éloges écrits dans Effedieffe, lui-même a apporté sa contribution au problème en collaborant avec l’évêque bénédictin Magrassi à la réforme postconciliaire de la liturgie dans son diocèse (Bari). Serions-nous devenus jaloux de l’ouvrier de la dernière heure ? Mépriserions-nous une illustre conversion ? Le problème est tout autre. Le problème est que les “traditionalistes” sont pendus désormais aux lèvres d’un personnage lequel, imitant par ailleurs Benoît XVI, est maître d’œcuménisme et de dialogue interreligieux. En effet, Nicola Bux, déjà en 2005 et toujours en 2011, collabore avec Michel Loconsole (qui écrit des énormités telles que “le Dieu trinitaire qui s’est incarné” – seule la seconde Personne s’est incarnée ! – ou Mahomet qui est “monté aux Cieux” depuis Jérusalem) et de Philippe Farah au “Calendrier comparé judéo-christiano-islamique” édité par les soins de l’Enec (Europe-Near Est Center). Nicola Bux est donc lui aussi un disciple de la parabole des Trois anneaux… en rite extraordinaire. La “réforme de la réforme” consiste donc en ceci : mettre à la tête des catholiques traditionalistes des modernistes en rite extraordinaire.


Le “calendrier comparé juif-chrétien-islamique” édité par l’Enec (Europe-Near Est Center)
à la rédaction duquel collabore Nicola Bux
Les trois anneaux aujourd’hui : dans nos milieux, en marche vers Assise ! (celle de Wojtyla et non pas celle de saint François)

Pèlerins de la vérité vers Assise. Un approfondissement sur les pas de Benoît XVI… Samedi 1er 2011 octobre les “traditionalistes” version “Motu proprio” se mettent en marche vers… la rencontre des religions d’Assise : incroyable mais vrai ! Messe (?) de Mgr Pozzo, participation des Franciscains de l’Immaculée et de l’habituel Bux (voir l’affiche), etc… Déjà aux JMJ de Madrid les (ex)lefebvristes, et même l’évêque Rifan acclamant Kiko Arguello (Chemin catéchuménal) étaient présents, et une messe (?) dans ledit “ancien rite romain” a été célébrée. Maintenant, même l’“esprit d’Assise”. Celui qui voulait demeurer catholique, Paul VI le persécutait, Ratzinger, lui, le transforme en œcuméniste. Et en avant avec l’“ancien rite romain” (célébré, probablement, par des prêtres ordonnés avec le rite antiromain moderne) vers la religion Universelle du rabbin Benamozegh !


Invitation au congrès du 1/10/2011 des “traditionalistes” version Motu Proprio
qui se mettent en marche vers… la rencontre des religions d’Assise
Les trois anneaux aujourd’hui : dans nos milieux traditionalistes, mais pour quelle tradition ?

Si le clergé plus ou moins traditionnel entre dans les rangs de la Compagnie des Anneaux grâce à Joseph Ratzinger, de nombreux laïcs y ont toujours milité. Il s’agit de ceux qui dans les années 60, 70 et suivantes, ont abordé le “traditionalisme catholique” (de toutes nuances) suite à de précédentes expériences guénoniennes et/ou évoliennes, très souvent à travers la leçon de Mordini. Il en a été plusieurs fois question dans Sodalitium, par exemple dans Introvigne et la Maçonnerie (n°34), Introvigne. Des Messes noires à la Grande Loge (n°37), Le démenti de Massimo Introvigne (n°38), Julius Evola, homme traditionnel ou cabaliste ? (n°41), Entre ésotérisme et dévotion (n°42), Alliance… Maçonnique ? (n°46), Un grand initié : René Guénon (n°47), Joseph de Maistre ésotérique ? (n°49), Karol, Adam, Jakob (n°48), Nous construirons encore des cathédrales : l’ésotérisme chrétien de Giovanni Cantoni à Massimo Introvigne (n°50), Christina Campo ou l’ambiguïté de la Tradition (2005), etc. etc.

La série d’articles prit son départ en signalant une revue maçonnique, Ars Regia (23), à laquelle collaboraient tant Massimo Introvigne que Franco Cardini, l’un vaillant défenseur d’Israël (il n’est pas le seul), l’autre du monde islamique (il n’est pas le seul). L’historien Cardini (dont nous avons encore parlé à propos d’Hypathie : Sodalitium n°63, Le Mythe d’Hypathie) a été par ailleurs longtemps président, et il en est encore membre, de l’association culturelle Identità Europea de l’éditeur riminois Adolfo Morganti (éd. il Cerchio) (24). À ce Morganti, nous aimerions demander une information. La revue fondée par le Rotary Club de Rimini, Ariminum (mai-juin 2010, pp. 51-52) a publié un article d’un certain Arnaldo Pedrazzi, “Pedagogia delle libertà”, faisant l’apologie du Grand Orient d’Italie. De la part du Rotary rien d’étonnant (même si en général il use d’une plus grande discrétion, et si son voisin le Rotary Club de Novafeltria-Alto Montefeltro compte, ô surprise, parmi ses associés l’évêque le plus ratzingérien et “traditionaliste” d’Italie, S. E. Mgr Luigi Neri, évêque de Saint-Marin). Par contre on s’étonne de la grande importance donnée par ledit article à la citation d’une conférence d’Adolphe Morganti, désigné comme responsable du Gris (Groupe de Recherche et d’Information socio-religieuse) diocésain de Rimini : “Le succès de l’idéologie communiste en Orient a poussé l’Église à se réconcilier avec ses anciens ennemis. C’est surtout Pie XII qui a ouvert un dialogue avec la Maçonnerie”. Or, que sous Pie XII, des religieux (des traîtres) aient intrigué avec la Maçonnerie, c’est certain ; que Pie XII, comme Chef d’État, ait dû parler avec des politiciens maçons, c’est indéniable ; mais que Pie XII ait ouvert un dialogue avec la maçonnerie et se soit réconcilié avec elle, ce n’est pas crédible. Voilà donc la question pour le professeur Morganti : a-t-il véritablement prononcé cette phrase, et quand, ou bien lui a-t-elle été faussement attribuée par Pedrazzi ? P. S. : une brève recherche sur le site du Gris de Rimini rapporte les paroles suivantes du professeur : “Mais par la suite – explique Morganti – quelque chose a changé. Le succès de l’idéologie communiste en Orient a poussé l’Église à se réconcilier avec les ennemis d’un temps. C’est surtout Pie XII qui a ouvert un dialogue avec la Maçonnerie et, de fait, les contacts entre les deux entités devinrent pratiques courantes” … “Les deux institutions peuvent collaborer pour les initiatives bénéfiques par exemple, mais elles sont réciproquement irréductibles”.

Je doute que Morganti démente le Gris de Rimini, autrement dit lui-même. Nous devons donc conclure que pour lui : 1) Église et Maçonnerie ont refait la paix 2) qu’elles peuvent collaborer 3) que c’est surtout Pie XII qui a ouvert le dialogue entre catholiques et francs-maçons (qu’il nous dise comment, où et quand). Ah, la conférence du professeur date de mai 2009, elle a eu lieu à Acquaviva Picena, au Centre de recherches personnalistes Raïssa et Jacques Maritain, et la conférence était intitulée Maçonnerie et Église catholique.

Contre les “trois anneaux”, le Christ voie, vérité et vie. Le Catholicisme intégral

On pourrait en dire encore beaucoup, vu la quantité innombrable de régiments de la “compagnie des Anneaux”. Je conclus cependant avec un message d’espérance. On peut, encore aujourd’hui, s’opposer à l’invitation séduisante à entrer dans le Temple universel œcuménique des Religions. Mais il faut alors être disposé à être rejetés du Monde, et croire non seulement en paroles, mais en actes, que le Christ est Voie, Vérité, Vie, à l’exclusion de qui que ce soit d’autre, que seule est vraie son Église Catholique, Apostolique et Romaine, hors de laquelle il n’y a pas de salut, qu’il faut donc rejeter toute forme de Modernisme et de Néo-Modernisme, lui enlevant toute autorité et toute légitimité. Tel fut le programme de saint Pie X et de ceux qui, avec lui, intégralement catholiques, luttèrent contre l’hérésie moderniste. C’est notre tour aujourd’hui. Il ne suffit pas de condamner les modernistes morts désormais et jugés par Dieu, qui ne peuvent plus nuire (si ce n’est par leurs écrits) : ce sont les modernistes d’aujourd’hui, bien vivants et puissants, prestigieux et influents, qu’il faut savoir dénoncer, dont il faut se séparer. Et bien peu nombreux sont ceux qui ont le courage de le faire.


Mgr Nicola Bux una cum Benoît XVI

APPENDICE

Pour être exhaustifs, nous publions ci-dessous les trois versions de la parabole des Trois anneaux.

La légende des trois anneaux dans le texte du Novellino

Le Novellino (chap. LXXIII)

Le sultan et le juif

[73] Comment le Sultan, ayant besoin d’agent, voulut chercher querelle à un juif.

Le Sultan avait besoin d’argent ; on lui conseilla de trouver un chef d’accusation contre un riche juif qui se trouvait sur sa terre, et de le déposséder ensuite de ses biens, qui étaient incommensurables. Le Sultan envoya chercher ce juif, et lui demanda quelle était la meilleure religion ; il pensait : s’il répond la religion juive je lui dirai qu’il pèche contre la mienne. S’il dit la sarrasine, moi alors je lui dirai : pourquoi donc alors suis-tu la religion judaïque ? Le juif, à cette question répondit : – Messire, il était une fois un père qui avait trois fils, et possédait un anneau avec la plus belle pierre précieuse du monde. Chacun des fils priait le père de lui laisser l’anneau à sa mort. Le père, voyant que chacun d’eux voulait cet anneau, envoya chercher un orfèvre et lui dit : – Maître, fais-moi deux anneaux absolument identiques à celui-ci, et mets sur chacun une pierre identique à celle-ci. Le maître fit les anneaux avec une telle perfection que personne d’autre que le père ne reconnaissait l’original. Le père fit venir ses fils un par un, et donna à chacun son anneau en secret. Et chacun croyait avoir l’original, et personne ne savait lequel était authentique sinon leur père. Et moi je te dis qu’il en est de même pour les fois [religions] qui sont au nombre de trois. Le père là-haut sait laquelle est la meilleure ; et des fils, que nous sommes, chacun croit avoir la bonne. – Alors le Sultan, voyant comment le juif s’en tirait, et ne sachant que dire pour l’accuser, le laissa aller.

La légende des trois anneaux dans le Décaméron de Boccace

Première journée. NOUVELLE III

Laissons parler Philomène… Vous devez savoir, bien aimées compagnes, que de même que la bêtise fait souvent sortir les gens d’une situation heureuse pour les mener dans une grande misère, ainsi la prévoyance tire le sage des plus grands périls et le met en sûreté. Que la bêtise conduise d’un état satisfaisant à un état contraire, cela se voit par de nombreux exemples que nous n’avons pas à relater pour le moment, considérant que tout le long du jour nous en voyons manifestement plus de mille ; mais que le bon sens soit une occasion de se tirer d’affaire, c’est ce que je montrerai brièvement par ma petite nouvelle, comme je l’ai promis.

« Le Saladin, dont la valeur fut telle que non seulement elle le fit, de rien qu’il était, sultan de Babylone, mais qu’elle lui fit remporter de nombreuses victoires sur les rois sarrasins et chrétiens, avait en diverses guerres, et par ses grandissimes largesses, dépensé tout son trésor, et se trouvait, par suite de quelque accident imprévu, avoir besoin d’une bonne somme d’argent. Ne voyant pas où il pourrait se la procurer aussi rapidement que besoin était, il se souvint d’un juif d’Alexandrie, nommé Melchisedech, qui prêtait à usure, et pensa que cet homme avait de quoi le satisfaire s’il le voulait ; mais le juif en question était si avare, qu’il n’aurait jamais consenti de lui-même à le faire, et cependant le sultan ne voulait pas employer la force pour l’y contraindre. Poussé par la nécessité, Saladin, tout occupé à trouver un moyen d’obtenir ce service du juif, résolut de lui faire une violence qui eut quelque apparence de raison. L’ayant fait appeler, et l’ayant reçu familièrement, il le fit asseoir près de lui, puis il lui dit : « – Brave homme, j’ai entendu dire par plusieurs que tu es fort sage et fort instruit dans les choses de Dieu. Pour ce, je voudrais volontiers savoir de toi laquelle des trois religions tu tiens pour la vraie, la juive, la sarrasine ou la chrétienne. – » Le juif qui était en effet un homme très sage, s’aperçut fort bien que le Saladin cherchait à le prendre par ses propres paroles en lui adressant cette question, et pensa qu’il ne devait pas louer une des trois religions plus que les deux autres, de façon que le Saladin ne connût pas sa pensée. Ce pour quoi, sentant qu’il lui fallait faire une réponse par laquelle il ne put être pris, et son esprit étant vivement aiguisé, il lui vint aussitôt la réponse qu’il devait faire, et il dit :

« – Mon seigneur, la question que vous me faites est belle, et pour vous dire ce que j’en pense, il me faut vous conter une petite nouvelle que vous comprendrez. Si je ne fais erreur je me rappelle avoir entendu dire souvent qu’il fut autrefois un homme grand et riche, lequel, parmi les autres joyaux qu’il possédait dans son trésor, avait un anneau très beau et très précieux. Voulant à cause de sa valeur et de sa beauté, lui faire honneur et le transmettre perpétuellement à ses descendants, il ordonna que celui de ses fils sur qui cet anneau serait trouvé, comme le lui ayant remis lui-même, fût reconnu pour son héritier, et fût honoré et respecté par tous les autres comme le chef de la famille. Celui à qui l’anneau fut laissé transmit cet ordre à ses descendants et fit comme avait fait son prédécesseur. En peu de temps, cet anneau passa de main en main à de nombreux maîtres et parvint ainsi à un homme qui avait trois fils beaux et vertueux, et très obéissants à leur père ; pour quoi, il les aimait également tous les trois. Les jeunes gens connaissaient la tradition de l’anneau, et comme chacun d’eux désirait être le plus honoré parmi ses frères, ils priaient, chacun pour soi et du mieux qu’ils savaient, le père qui était déjà vieux, pour avoir l’anneau quand il mourrait. Le brave homme qui les aimait tous les trois également, ne savait lui-même choisir celui à qui il laisserait l’anneau. L’ayant promis à chacun d’eux en particulier, il songea à les satisfaire tous les trois. Il en fit faire secrètement par un habile ouvrier deux si semblables au premier, que lui-même qui les avait fait faire, pouvait à peine distinguer le vrai. Quand il vint à mourir, il en donna secrètement un à chacun de ses enfants, qui, après la mort de leur père, voulant chacun occuper sa succession et sa dignité, et se les déniant l’un à l’autre, produisirent leur anneau aux yeux de tous, en témoignage de leur prétention. Les anneaux furent trouvés tellement pareils, que l’on ne savait reconnaître le vrai, et que la question de savoir quel était le véritable héritier du père resta pendante et l’est encore. Et j’en dis de même, mon seigneur, des trois religions données aux trois peuples par Dieu le Père, et sur lesquelles vous me questionnez. Chacun d’eux croit être son héritier et avoir sa vraie loi et ses vrais commandements ; mais la question de savoir qui les a est encore pendante, comme celle des anneaux. – »

« Le Saladin reconnut que le juif avait su échapper très adroitement au lacet qu’il lui avait jeté dans les jambes ; c’est pourquoi il se décida à lui exposer son besoin d’argent, et à lui demander s’il voulait lui rendre service ; et ainsi il fit, lui avouant ce qu’il avait eu l’intention de faire s’il ne lui avait pas répondu aussi discrètement qu’il avait fait. Le juif, de son propre chef, prêta au Saladin tout ce que ce dernier lui demanda et, par la suite, le Saladin le remboursa entièrement. Il lui fit en outre de grands dons, le tint toujours pour son ami, et le garda près de lui, dans une grande et honorable situation. – »

La légende des trois anneaux dans Nathan le sage de Lessing

Gotthold Ephraïm Lessing

Dans l’œuvre de Lessing, la légende des trois anneaux se trouve insérée dans un écrit plus vaste, Nathan le sage précisément. Voici comment Nathan raconte à Saladin la vieille légende :

SALADIN : La raison pour laquelle je te demande ton avis est tout autre, tout autre. – Toi qui es si sage, dis-moi, une fois pour toutes, quelle est la foi, quelle est pour toi la loi la plus convaincante ?

NATHAN : Sultan, je suis juif.

SALADIN : et moi, je suis musulman. Et entre nous il y a le chrétien. Mais de ces trois religions une seule peut être vraie.

NATHAN : Me permets-tu, Sultan, de te raconter une petite histoire ?…

Il y a des siècles de cela, en Orient, vivait un homme qui possédait un anneau d’une valeur inestimable, don d’une main chère. La pierre était une opale, où se jouaient mille belles couleurs, et elle avait la vertu secrète de rendre agréable à Dieu et aux hommes quiconque la portait animé de cette conviction. Quoi d’étonnant si l’Oriental la gardait constamment au doigt, et prit la décision de la conserver éternellement à sa famille ? Voici ce qu’il fit : il légua l’anneau au plus aimé de ses fils, et il statua que celui-ci, à son tour, léguerait l’anneau à celui de ses fils qui lui serait le plus cher, et que perpétuellement le plus cher, sans considération de naissance, par la seule vertu de l’anneau, deviendrait le chef, le premier de sa maison.

– Entends-moi, Sultan.

SALADIN : Je t’entends. Poursuis !

NATHAN : Ainsi donc, de père en fils, cet anneau vint finalement aux mains d’un père de trois fils qui tous trois lui obéissaient également, qu’il ne pouvait par conséquent s’empêcher d’aimer tous trois d’un même amour. À certains moments seulement, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt le troisième – lorsque chacun se trouvait seul avec lui et que les deux autres ne partageaient pas les épanchements de son cœur – lui semblait plus digne de l’anneau, qu’il eut alors la pieuse faiblesse de promettre à chacun d’eux. Les choses allèrent ainsi, tant qu’elles allèrent.

Mais la mort était proche, et le bon père tombe dans l’embarras. Il a peine à contrister ainsi deux de ses fils, qui se fient à sa parole. Que faire ? Il appelle secrètement un artisan, auquel il commande deux autres anneaux sur le modèle du sien, avec l’ordre de ne ménager ni peine ni argent pour les faire de tous points semblables à celui-ci. L’artiste y réussit. Lorsqu’il apporte les anneaux au père, ce dernier est incapable de distinguer son anneau qui a servi de modèle. Joyeux et allègre, il convoque ses fils, chacun à part, donne à chacun sa bénédiction, et son anneau, et meurt. – Tu m’écoutes, n’est-ce pas, Sultan ?

SALADIN : J’écoute, j’écoute ! Viens-en bientôt à la fin de ton histoire. Est-elle proche ?

NATHAN : J’ai fini. Car la suite, désormais, se conçoit d’elle-même. À peine le père mort, chacun arrive avec son anneau, et chacun veut être le chef de la maison. On enquête, on se querelle, on s’accuse. Peine perdue : impossible de prouver quel anneau était le vrai. Presque aussi impossible à prouver qu’aujourd’hui pour nous la vraie croyance.

SALADIN : Comment ? C’est là toute la réponse à ma question ?…

NATHAN : Qu’il te suffise simplement de m’excuser si je ne me risque pas à distinguer les trois anneaux, que le père a fait faire dans l’intention qu’on ne puisse pas les distinguer.

SALADIN : Les anneaux ! Ne te joue pas de moi ! Les religions que je t’ai nommées peuvent se distinguer jusque dans le vêtement, jusque dans les mets et les boissons !

NATHAN : D’accord, sauf en ce qui regarde leurs raisons. Toutes en effet ne sont-elles pas fondées sur l’histoire ? Écrite ou transmise ? Et l’histoire ne doit-elle pas être crue uniquement sur parole, par la foi ? N’est-ce pas ? Or, de qui met-on le moins en doute la parole et la foi ? Des siens, n’est-il pas vrai ?

De ceux de notre sang, n’est-il pas vrai ? De ceux qui nous ont depuis l’enfance donnés des preuves de leur amour, n’est-il pas vrai ? Qui ne nous ont jamais trompés que là où il était meilleur pour nous d’être trompés ? Comment croirais-je moins mes pères que toi les tiens ? Ou inversement ! Puis-je te demander d’accuser tes ancêtres de mensonge pour ne pas contredire les miens ? Ou l’inverse ? C’est également vrai pour les chrétiens. Ne trouves-tu pas ?

SALADIN (à part) : Par le Dieu vivant ! Cet homme a raison. Je ne puis que me taire.

NATHAN : Mais revenons à nos anneaux. Comme je l’ai dit, les fils se citèrent en justice et chacun jura au juge qu’il tenait directement l’anneau de la main du père – ce qui était vrai – après avoir obtenu de lui, depuis longtemps déjà, la promesse de jouir un jour du privilège de l’anneau – ce qui était non moins vrai ! Le père, affirmait chacun, ne pouvait pas lui avoir menti ; et, avant de laisser planer ce soupçon sur lui, ce père si bon, il préférerait nécessairement accuser de vol ses frères, si enclin fût-il par ailleurs à ne leur prêter que les meilleures intentions. Il saurait bien, ajoutait-il, découvrir les traîtres, et se venger.

SALADIN : Et alors, le juge ? J’ai grand désir d’entendre le verdict que tu prêtes au juge. Parle !

NATHAN : Le juge dit : « Si vous ne me faites pas, sans tarder, venir céans votre père, je vous renvoie dos à dos. Pensez-vous que je sois là pour résoudre des énigmes ? Ou bien attendez-vous que le vrai anneau se mette à parler ? Mais, halte ! J’entends dire que le vrai anneau possède la vertu magique d’attirer l’amour : de rendre agréable à Dieu et aux hommes. Voilà qui décidera !

Car les faux anneaux, eux, n’auront pas ce pouvoir ! Eh bien : quel est celui d’entre vous que les deux autres aiment le plus ? Allons, dites-le ! Vous vous taisez ? Les anneaux n’ont d’effet que pour le passé ? Ils ne rayonnent pas au-dehors ? Chacun n’aime que lui-même ? Oh, alors vous êtes tous les trois des trompeurs trompés ! Vos anneaux sont faux tous les trois. Il faut admettre que le véritable anneau s’est perdu. Pour cacher, pour compenser la perte, le père en a fait faire trois pour un.

SALADIN : Superbe ! Superbe !

NATHAN : Et en conséquence, continua le juge, si vous ne voulez pas suivre le conseil que je vous donne en place de verdict, allez-vous-en ! Mon conseil, lui, est le suivant : prenez la situation absolument comme elle est. Si chacun de vous tient son anneau de son père, alors que chacun, en toute certitude, considère son anneau comme le vrai. Peut-être votre père n’a-t-il pas voulu tolérer plus longtemps dans sa maison la tyrannie d’un seul anneau ? Et il est sûr qu’il vous a tous trois aimés, et également aimés, puisqu’il s’est refusé à en opprimer deux pour ne favoriser qu’un seul. Allons ! Que chacun, de tout son zèle, imite son amour incorruptible et libre de tout préjugé ! Que chacun de vous s’efforce à l’envi de manifester dans son anneau le pouvoir de la pierre ! Qu’il seconde ce pouvoir par sa douceur, sa tolérance cordiale, ses bienfaits, et s’en remette à Dieu !

Et quand ensuite les vertus des pierres se manifesteront chez les enfants de vos enfants ; alors, je vous convoque, dans mille fois mille ans, derechef devant ce tribunal. Alors, un plus sage que moi siégera ici, et prononcera. Allez ! Ainsi parla le modeste juge.

SALADIN : Mon Dieu ! Mon Dieu !

NATHAN : Saladin, si tu penses être ce sage que le juge promit…

SALADIN : (se précipitant vers lui et lui prenant la main, qu’il ne lâchera plus jusqu’à la fin) la poussière ? Le néant ? Ô Dieu !

NATHAN : Que fais-tu, Sultan ?

SALADIN : Nathan, cher Nathan ! Les mille et mille années de ton juge ne sont pas encore passées. Son siège n’est pas le mien. Va ! Mais sois mon ami.


Notes

1) MICHEL GAUDART DE SOULAGES, HUBERT LAMANT, Dictionnaire des Francs-Maçons européens, Duapha, Paris 2005, p. 587 ; MICHELE MORAMARCO, Nuova enciclopedia massonica, Bastogi, Foggia 1997, vol. II, p. 138 ; H. DE LUBAC, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, Lethielleux, Paris 1979, vol. I, p. 275.

2) Cf. DE LUBAC, op. cit., pp. 267, 269, 275 ; de Lubac consacre un chapitre entier de sa “descendance spirituelle de Joachim de Flore” à Lessing et le maçon Moramarco lui-même définit la philosophie de Lessing comme illuministico-joachimite (op. cit. p. 139).

3) Toujours de Lubac ; il fait remarquer que le premier traducteur français de Nathan le sage, le maçon Bonneville, dans une œuvre intitulée La Bouche de Fer, définissait ainsi le mot Église : “mot grec, synonyme de Loge…” (op. cit., p. 275, note 1). C’est ce que veulent faire les modernistes : transformer les églises et – si possible – l’Église, en Loge.

4) Appelé initialement Libro di novelle e di bel parlare gentile, puis Cento novelle antiche [Livre de nouvelles et du beau parler gentil, puis Cent Nouvelles antiques].

5) MGR UMBERTO BENIGNI, Storia sociale della Chiesa, vol. IV, tome I, Vallardi, Milan 1922, p. 87.

6) Ibidem, vol. V, p. 416.

7) Ibidem, vol. V, pp. 427-428.

8) Ibidem, vol. IV, tome I, pp. 74-75.

9) “Le premier nom vraiment suspect est celui de Frédéric II, Grégoire IX l’accuse dans une fameuse épître d’avoir dit que “le monde était trompé par trois imposteurs (tribus baratoribus)…” MARCELINO MENENDEZ PELAYO, Historia de los heterodoxos espanoles, Livre III, chap. IV-V. La impidad averroista [L’impiété averroïste] – Fray Tomàs Scoto – Le livre ‘De tribus impostoribus’, Espasa-Calpe Argentine, Buenos Aires 1951, p. 224.

10) Sur la question cf. GEORGES MINOIS, Le Traité des trois imposteurs, Albin Michel, Paris 2009. L’auteur, peu recommandable, retrouve, en suivant Massignon, la thèse des trois imposteurs dans plusieurs sectes arabo-musulmanes du Xème siècle ; mais les imposteurs étaient déjà deux pour Celse, qui doit beaucoup pour son argumentation, au Talmud (et non vice-versa ; cf. pp. 26-36).

11) Menendez Pelayo cite entre autres le Frère Thomas Scoto (presque homonyme de Michele Scoto, et comme lui nécromancien), frère apostat et des franciscains et des dominicains, lequel “conversait nuit et jour avec des juifs” et enseignait que “tres deceptores fuerint in mundo, scilicet Moises qui decepit Judaeos, et Christus qui decepit christianos, et Maomethus qui decipit Saracenos” (pp. 20-226 et CXXXVIII-CXL).

12) U. BENIGNI, op. cit., vol. IV, tome I, pp. 91-94.

13) James Darmesteter (1849-1894), orientaliste alsacien, enseignant au Collège de France.

14) U. BENIGNI, op. cit., vol. IV, tome I, pp. 101-103.

15) GASTON PARIS, La poésie du Moyen-Âge, 3°édition, Paris 1906, II, pp. 131-163.

16) MARIO PENNA, La parabola dei tre anelli e la tolleranza nel Medioevo (La parabole des trois anneaux et la tolérance au Moyen-Âge), Gheroni éditeur, Turin 1952.

17) ALBERT G. MACKEY, Enciclopedia of Freemasonry, éd. revue et complétée par Robert I. Clegg, The Masonic History Company, Chicago, 1053, vol. I, pp. 585-586, rubrique Lessing. Le dictionnaire maçonnique, un classique, rapporte la trame de Nathan le sage, ainsi que le texte intégral du récit des Trois Anneaux dans la version de Lessing.

18) J.-P. LAURANT, René Guénon. Esoterismo e tradizione. Éd. italienne réalisée par PierLuigi Zoccatelli, éd. Mediterranee, 2008, pp. 124 et note 60. PierLuigi Zoccatelli est bien connu de nos lecteurs sous son double aspect de spécialiste passionné de Crowley, Guénon, Charbonneau, et en même temps de bras droit de Massimo Introvigne dans Alleanza cattolica et dans le Cesnur. À suivre…

19) FULVIO CONTI (par les soins de), La massoneria a Livorno. Dal Settecento alla Reppublica, Il Mulino, Bologne, 2006, pp. 390-398, spécialement p. 397. Elio Toaff a écrit à ce sujet La Torah universale dei Bene Noach dans la Revue mensuelle d’Israël, LIX, 12, 1993, pp. 137-140. “Selon les informations de F. Conti, il existe actuellement aussi une branche de la Maçonnerie qui se réfère aux principes du noachisme” (p. 398, note 118). Le protestant Steno Stari, que Vittorio Feltri traîne toujours derrière lui, a interviewé le Patriarche du Rite Noachide Umberto Verza, pour un reportage dans Libero (30 décembre 2006). Le rite – dit Verza – “est né pour fortifier et développer les fondamentaux éthiques de la maçonnerie qui, selon les Constitutions d’Anderson, doit soutenir les Sept Lois de Noach (Noë), transmises par le Talmud”. Titre de l’article (p. 19) : “Christianisme, Judaïsme et Islam réunis sous le dieu des maçons noachides”.

20) E. RATIER, Mystère et secrets du B’naï B’rith, éd. Facta, 1993.

21) « Jean-Paul II a pris plusieurs fois l’initiative de développer cette déclaration dans son magistère. Au cours de sa visite à la synagogue de Mayence (1980), il a dit : “La rencontre entre le peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, qui n’a jamais été abrogée par Dieu (cf. Rm. XI, 29), et celle de la Nouvelle Alliance, est en même temps un dialogue interne à notre Église, en quelque sorte entre la première et la deuxième partie de sa Bible”. Plus tard, s’adressant aux communautés juives d’Italie pendant sa visite à la synagogue de Rome (1986), il a déclaré : “L’Église du Christ découvre son ‘lien’ avec le judaïsme ‘en scrutant son propre mystère’ (cf. Nostra ætate 4). La religion juive ne nous est pas ‘extrinsèque’, mais, d’une certaine manière, elle est ‘intrinsèque’ à notre religion. Nous avons donc envers elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés”. Enfin, pendant un colloque sur les racines de l’antijudaïsme en milieu chrétien (1997), il a déclaré : “Ce peuple est convoqué et conduit par Dieu, Créateur du ciel et de la terre. Son existence n’est donc pas un pur fait de nature ni de culture… Elle est un fait surnaturel. Ce peuple persévère envers et contre tout du fait qu’il est le peuple de l’Alliance et que, malgré les infidélités des hommes, le Seigneur est fidèle à son Alliance”. Ce magistère a été comme scellé par la visite de Jean-Paul II en Israël, au cours de laquelle il s’est adressé aux grands rabbins d’Israël en ces termes : “Nous (juifs et chrétiens) devons travailler ensemble à la reconstruction d’un avenir dans lequel il n’y aura plus d’anti-judaïsme chez les chrétiens ni de sentiments anti-chrétiens chez les Juifs. Nous avons beaucoup de choses en commun. Nous pouvons faire tant de choses pour la paix, la justice, pour un monde plus humain et plus fraternel” » (Commission biblique pontificale, Le peuple juif et ses saintes écritures dans la bible chrétienne, n°86, Libreria editrice vaticana, 2001). Dans la préface le cardinal Ratzinger écrit “les chrétiens ont beaucoup à apprendre de l’exégèse juive pratiquée pendant 2000 ans”. Pour une réfutation de ces erreurs, cf. abbé Nitoglia in Sodalitium n°58, pp. 5-25.

22) R. ESPOSITO ssp, Chiesa e Massoneria. Un DNA comune, Nardini, Firenze 1999, pp. 12-13 déjà cité et plus longuement in Sodalitium n°62, p. 10.

23) Ars Regia a cessé ses publications. Publiée à Florence en 1993, Ars Regia comptait parmi ses collaborateurs, au moins les “frères” suivants :

Mauro Mugnai, directeur et éditeur, ancien Président de la Grande Loge d’Italie de rite symbolique italien, second surveillant de la Loge Nuova Italia-Honor du GOI (Fulvio Conti), chef de la Loge Honor en 1952.

À la direction scientifique, nous avons deux francs-maçons, Bianca et Rossi :

Mariano Bianca, de l’université de Sienne, mais également directeur de Massoneria oggi, Hiram, Arkete, et des éditions Athanor.

Paolo Aldo Rossi, de l’université de Gênes. Il dirige Airesis, le ragioni dell’eresia [… les raisons de l’hérésie] ; membre de l’association culturelle Le Tarot, participe au Congrès national d’études alchimiques à Pavone (oct. 2008) du GOI ; au Congrès de Triora de la Grande Loge d’Italie Piazza del Gesù, Palazzo Vitelleschi “E farai in modo che nessuna strega viva” [Et tu feras en sorte qu’aucune sorcière ne vive] (livre éd. Mimesis) auquel participe aussi Franco Cardini ; directeur de la section “histoire de la pensée” de la revue Hiram ; écrit la préface de “E Dio creò l’uomo e la Massoneria” [Et Dieu créa l’homme et la Maçonnerie] de Clara Miccinelli, Gênes 1985.

Dans le Comité scientifique on trouve beaucoup de francs-maçons :

Michele del Re, de l’université de Camerino, avocat, membre du CNR, écrit sur Crowley et le satanisme, nouveaux cultes et sectes. Fut affilié à la Loge P2 du GOI. Il a écrit une étude sur le temple satanique dans une œuvre de Bianca (éd. Athanor). Collaborateur externe de Hiram.

Paolo Chiozzi, de l’université de Florence, mais aussi du comité scientifique de la revue maçonnique Hiram.

Enrica Tedeschi, de l’université de Rome, mais aussi collaboratrice externe de Hiram, revue du GOI.

D’autres membres du comité, tel Servadio, Salvini, que nous avons déjà signalés comme étant franc-maçons. Il reste, entre autres… Cardini et Introvigne.

24) Le catalogue de la maison d’édition montre clairement l’intérêt que porte l’éditeur à toutes les traditions religieuses et au spiritualisme guénonien. Pour rester dans le thème, je signale seulement un livre de Cardini, Fratelli in Abramo [Frères en Abraham], édité par Il Cerchio et consacré à nos “frères” islamiques et juifs.