Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme.

« Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme »
(Matth. XV, 11)

(Extrait de Sodalitium n°33 édition française d’octobre 1993)

Par M. l’abbé Giuseppe Murro

« Puis, ayant appelé à Lui le peuple, Jésus leur dit : “Écoutez et comprenez… ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme”… Prenant alors la parole, Pierre lui dit : “Expliquez-nous cette parabole”. Mais Jésus répondit : “… Ce qui sort de la bouche vient du cœur, et voilà ce qui souille l’homme » (Matth. XV, 10-18).

“Tu as appris qu’un tel a acheté une nouvelle voiture ? Il peut bien le faire, avec tout l’argent qu’il a… Et qui sait où il le prend. À côté de ça, si on lui demande un service, il ne fait rien… Si c’était moi ! Il y en a qui meurent de faim, mais lui s’en moque”. “Ces deux-là sont toujours en train de se disputer : lui, c’est un tyran, il ne fait que crier ; elle, elle est affreusement susceptible, elle est toujours en train de se plaindre et de pleurnicher ; les enfants, n’en parlons pas : du reste, avec de tels parents, comment peuvent-ils être…”. “Je n’ai jamais vu quelqu’un de plus paresseux que celui-là : il ne fait rien du matin au soir. À la maison, il ne remue pas le petit doigt. Au bureau, ce sont ses collègues qui font son travail : lui, il lit le journal, fume une cigarette, fait la causette, boit un café… À la maison, c’est sa femme qui fait tout. À sa place, j’aurais honte… un fainéant, un bon à rien, une plaie pour la société”.

Tant de fois il nous arrive d’entendre critiquer quelqu’un, tant de fois il nous arrive à nous-même de le faire avec l’impression d’avoir raison, de ne pas faire tort à autrui, voire même de proclamer la vérité. Par contre Notre-Seigneur dit exactement le contraire.

“Sans craindre de se tromper, on peut dire que ce sont les péchés dont on se souille le plus souvent. Le Saint-Esprit nous assure qu’il est difficile de parler beaucoup sans pécher, on peut même dire qu’il est rare qu’on ne pèche pas pour peu qu’on parle. Une personne qui règle si bien tous ses discours, qu’il ne lui échappe jamais rien dont elle ait sujet de se repentir, avec cette circonspection cette personne doit nécessairement être irréprochable dans tout le reste. Ce pouvoir qu’elle a sur sa langue ne peut être que l’effet de l’empire qu’elle exerce sur toutes ses passions ; car il n’y en a pas une seule qui ne se produise par les paroles, et qui ne passe incessamment du cœur à la bouche. De sorte que pour arrêter les désordres de la langue, il faudrait détruire tous les mouvements déréglés de l’âme, arracher toutes les affections vicieuses, et jusqu’aux moindres attaches que nous pouvons avoir à la créature. Ce n’est pas là l’ouvrage d’un jour… de ce grand nombre de défauts où nous tombons en parlant, ce sera beaucoup d’en corriger un seul aujourd’hui.” (1).

C’est pour cela que le Saint Curé d’Ars disait : “Plût à Dieu, de me donner un de ces charbons dont l’ange se servit pour purifier la langue de tous les hommes ! Oh ! que de maux l’on bannirait de dessus la terre, si l’on pouvait en chasser la médisance ! Puissé-je, mes frères, vous en donner tant d’horreur, que vous ayez le bonheur de vous en corriger pour toujours” (2).

Ce qu’est la médisance

Tout homme a le droit d’avoir une bonne réputation, la renommée, qui est appelée en théologie “fama”. Si un tel a une bonne réputation, elle lui vient de l’estime que les autres lui portent et lui témoignent, du fait de sa vie vertueuse et de ses qualités. Ainsi, par exemple, l’histoire nous rapporte que saint Alphonse, dans sa jeunesse, avait une bonne réputation, tant pour sa vertu que pour son honnêteté et sa compétence dans sa profession d’avocat. Or tout homme a en justice le droit d’avoir et de conserver sa bonne réputation.

Dénigrer injustement la réputation d’autrui, c’est la diffamation, par laquelle on diminue, on “obscurcit” ou même on supprime complètement la renommée d’une autre personne : “… On nuit de deux manières au prochain par des faits : d’une manière manifeste, comme dans la rapine… ou, d’une manière cachée comme dans le vol ; on nuit également de deux manières au prochain : d’une manière manifeste d’abord, ce qui a lieu par l’injure ; puis d’une manière secrète, ce qui a lieu par la détraction” (3). C’est pourquoi Dieu compare le médisant au serpent : “Si un serpent mord dans le silence, celui qui médit en cachette n’a rien de moins que ce serpent” (Eccl. X, 11).

“Quelque facilité qu’un art assassin nous ait donné pour nous arracher la vie du corps, la nature nous a pourvus d’un instrument plus meurtrier encore, plus propre à ôter la réputation, ce bien plus précieux que la vie, ou plutôt la vie de la vie même. Cet instrument c’est la langue… Pour faire un meurtre, dit saint Jean Chrysostome, outre qu’on n’a pas toujours la personne en son pouvoir, il y a mille mesures, mille précautions à prendre, il y a des temps peu favorables, il y a des lieux peu propres pour exécuter de si damnables desseins ; de plus, toutes les armes ne sont pas sûres, tous les coups ne portent pas… mais pour ravir l’honneur, il n’y a qu’à dire un mot ; quelque part que se rencontre celui dont vous détractez, vous trouvez sa réputation partout où il y a des gens qui le connaissent ; ainsi il n’y a presque point de lieu où vous ne puissiez le déchirer. Au reste, pour le faire, il ne faut pas beaucoup de temps, un moment suffit ; à peine avez-vous conçu la volonté de médire, que le coup est porté ; la langue n’attend point de commandement, et fait pour l’ordinaire plus qu’on ne veut” (1).

De quelles manières se commet la médisance

La médisance est formelle quand on veut explicitement dénigrer la réputation d’autrui ; matérielle, quand par légèreté ou grande loquacité on dit des choses diffamantes sans en avoir l’intention.

Elle peut être commise de huit manières, quatre directes, en racontant les défauts d’autrui, et quatre indirectes, en en diminuant les dons. Comme aide-mémoire, les théologiens avaient mis en vers latins les huit modalités :

Attribuer le faux, augmenter le mal, le faire connaître, mal interpréter, nier ou diminuer, ne rien dire ou louer faiblement (4).

Pour plus de simplicité, nous regrouperons les quatre modes indirects en deux. Enfin, nous parlerons de la délation, qui est proche de la médisance.

“Je crois qu’il vous est plus nécessaire de vous faire connaître en combien de manières nous pouvons nous en rendre coupables ; afin que, connaissant le mal que vous faites, vous puissiez vous en corriger, et éviter les tourments qui lui sont préparés dans l’autre vie” (2).

Attribuer un faux crime

Cette manière consiste à attribuer à autrui un faux crime ou un défaut qu’il n’a pas. C’est en pratique la calomnie : dire qu’un tel est un voleur, un hypocrite, un mondain, un vicieux, un impudique, ou quelque autre chose diffamante quand ce n’est pas vrai. Les juifs agirent ainsi contre Notre-Seigneur, en disant à Pilate : “Nous L’avons trouvé pervertissant notre nation, défendant de payer le tribut à César” (Lc XXII, 2). La femme de Putiphar, chef de l’armée du Pharaon, calomnia Joseph qui était à son service (Gen. XXXIX).


Joseph calomnié par la femme de Putiphar est conduit en prison

Malheureusement il n’y a pas que les infidèles qui tombent dans un tel “crime infiniment affreux, qui, cependant, est très commun…” (2). Saint Gérard Majella fut calomnié d’un horrible péché par une femme : pour ne pas se justifier – comme le prescrivait la règle de son Ordre dans les cas de fausse accusation – il accepta l’humiliation de la perte de la réputation et de la dure punition que lui infligea le Supérieur, saint Alphonse ; jusqu’à ce que Dieu intervienne en suscitant de graves remords à la calomniatrice, qui finit par avouer la vérité. Saint Athanase fut carrément accusé d’avoir assassiné l’Évêque Arsène, trouvé ensuite caché dans un monastère. Les libéraux et les anticléricaux accusent faussement l’Église d’ingérences ou complots contre l’État, spécialement dans sa fonction de “devoir diriger tout selon les normes de la moralité, même dans les choses morales et politiques” (5). Elle est calomniée par les naturalistes parce qu’elle ferait obstacle au progrès ou à la science (6), quand elle condamne les erreurs, l’injustice, l’immoralité.

Les méfaits de la calomnie sont tels et si nombreux qu’“un saint Père nous dit que l’on devrait chasser les médisants de la société des hommes comme des bêtes féroces” (2).

Exagérer un vrai crime

Quand on grossit les défauts d’autrui, ou quand en lui trouvant une faute on en rajoute, on tombe encore dans la médisance, sinon à nouveau dans la calomnie. “De la médisance à la calomnie, il n’y a qu’un petit pas. Si nous examinons bien les choses, nous voyons que presque toujours, on ajoute ou augmente au mal qu’on dit du prochain. Une chose qui passe par plusieurs bouches n’est plus la même… Vous avez vu quelqu’un qui a fait quelque faute ; que faites-vous ? au lieu de la couvrir du manteau de la charité, ou du moins, de la diminuer, vous la grossissez” (2). Si quelqu’un ne réussit pas à payer une dette, on dira qu’il est poursuivi par les créanciers ; s’il n’a pas bien fait une chose, on dira qu’il ne s’en fait pas ; s’il a parfois été imprudent, on dira que c’est un irresponsable ; s’il ne sait pas quelque chose qu’il devrait connaître, on dira que c’est un ignorant ; si on l’a vu lambiner une fois pendant le travail, on dira que c’est un fainéant…

« Ne dites pas, un tel est un ivrogne pour l’avoir vu une fois s’enivrer ; ce serait une imposture, puisqu’un seul acte ne peut donner le nom à aucune chose. Le soleil s’arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et une autre fois il s’obscurcit en faveur de la victoire du Sauveur mourant sur la Croix : nul ne dira pour cela qu’il soit immobile ou obscur. Noé s’enivra une fois, et Loth une fois aussi ; ils ne furent pas des ivrognes… Le nom de vicieux ou vertueux suppose une habitude contractée par beaucoup d’actes d’un vice ou d’une vertu. Bien qu’un homme ait été vicieux depuis longtemps, l’on court risque de mentir quand on le nomme vicieux : c’est ce qui arriva à Simon le lépreux, qui appelait Madeleine une pécheresse ; car alors elle était une très sainte pénitente, et Notre-Seigneur la prit en sa protection contre ses reproches. Ce pharisien, qui regardait le publicain comme un très grand pécheur, se trompait grossièrement, puisque le publicain avait été justifié à l’heure même… Nous ne pouvons donc jamais dire qu’un homme soit méchant, sans danger de mentir ; et tout ce que nous pouvons dire, s’il faut en parler, c’est qu’il fit une telle action mauvaise, que sa vie fut méchante en un tel temps ; actuellement il fait mal, mais on ne peut tirer nulle conséquence d’hier à aujourd’hui, ni d’aujourd’hui au jour d’hier, et moins encore du jour présent au lendemain » (7).

Révéler une faute cachée

Ce que le médisant ne sait ou ne veut savoir c’est qu’il est interdit de raconter le mal (une faute ou seulement un défaut), même vrai, commis par une tierce personne, sans une nécessité légitime. « Il y a des personnes qui s’imaginent que quand elles savent quelque mal du prochain, elles peuvent le dire à d’autres et s’en entretenir. Vous vous trompez… Qu’avons-nous, dans notre sainte religion, de plus recommandé que la charité ? La raison même nous inspire de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît à nous-même. Voyez cela un peu de près : serions-nous bien contents si quelqu’un nous avait vus faire une faute, et qu’il allât la publier à tout le monde ? non, sans doute ; au contraire : s’il avait la charité de la tenir cachée, nous lui serions bien reconnaissants. Voyez combien cela vous fâche si l’on dit quelque chose sur votre compte, ou sur celui de votre famille : où est donc la justice et la charité ? Tant que la faute de votre prochain est cachée, il conservera sa réputation ; mais dès que vous la faites connaître, vous lui enlevez sa réputation, et, en cela, vous lui faites un plus grand tort que si vous lui enleviez une partie de ses biens, puisque l’Esprit-Saint nous dit qu’une bonne réputation vaut mieux que les richesses (Prov. XXII, 1)…

“Mais, me direz-vous, lorsqu’on le dit à un ami, avec promesse de ne le dire à personne ?” Vous vous trompez : comment voulez-vous que les autres ne le disent pas, puisque vous ne pouvez pas vous empêcher de le dire ? C’est comme si vous disiez à quelqu’un : “Tenez, mon ami, je vais vous dire quelque chose, je vous prie d’être plus sage et plus discret que moi ; ayez plus de charité que moi ; ne faites pas, ne dites pas ce que je vous dis”. Je crois que le meilleur moyen, c’est de ne rien dire ; quoi que l’on fasse, que l’on dise, ne vous mêlez de rien, sinon de travailler à gagner le ciel. Jamais l’on n’est fâché de ne rien avoir dit, et presque toujours l’on se repent d’avoir trop parlé » (2).

Ce fut ainsi que Cham, riant de voir son père ivre, alla le raconter à ses frères, ce qui est typique “des malveillants qui se réjouissent de divulguer les chutes des bons” (8).

Mal interpréter les bonnes actions

Comme une araignée venimeuse qui, quelque chose qu’elle morde, la contamine, lui communique son venin, ainsi les mauvaises langues, de quoi qu’elles parlent, trouveront toujours à redire. Les Apôtres avaient tout laissé pour suivre Notre-Seigneur, vivaient dans un total dévouement et mépris des biens de la terre, mais les scribes et les pharisiens avaient trouvé de quoi les critiquer : ils ne respectaient pas les traditions des pères (même contraires aux Commandements de Dieu !), parce qu’ils ne se lavaient pas les mains quand ils mangeaient le pain (Matth. XV). Les médisants ont une telle envie de mal parler, qu’ils ne reculent devant rien ni personne. Si quelqu’un étudie, c’est parce qu’il croit être un génie ; si quelqu’un travaille, c’est parce qu’il veut gagner beaucoup d’argent ; si quelqu’un parle, c’est parce qu’il veut se mettre en vedette ; s’il est bien habillé, c’est un vaniteux ; s’il est mal habillé, il est négligé ; s’il défend la vérité, c’est un idéaliste ; s’il réfute les erreurs, c’est un insupportable intolérant ; “si quelqu’un est humble et supporte patiemment toute offense, on dit que c’est un lâche ; s’il économise, on dit que c’est un avare ; s’il est pieux, on dit qu’il est hypocrite ; s’il est pudique, on dit que c’est un niais ; et ainsi tout est prétexte à nourrir la médisance” (9). À ce sujet, Jésus reprit ses contemporains : « Jean [Baptiste], en effet, est venu ne mangeant, ni ne buvant, et ils disent : “Il est démoniaque”. Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : “Voilà un homme de bonne chère et adonné au vin, ami des publicains et des pécheurs” » (Matth. XI, 18-19).

Nier ou diminuer les bonnes actions du prochain

C’est une manière plus subtile de pratiquer la médisance. On ne dit rien de mal, on ne raconte pas les défauts, les fautes, mais le résultat est le même : la personne est diffamée.

Quand quelqu’un a fait une bonne action, le médisant la niera ou, ne le pouvant, la diminuera de telle façon que le mérite n’en puisse être reconnu. Si quelqu’un fait bien son devoir, c’est grâce aux autres qui l’ont aidé ; si un autre réussit dans le travail, c’est parce que ses parents l’ont obligé : si une maîtresse de maison sait tenir la maison, c’est parce qu’elle ne sort jamais ; si un autre réussit dans les études, c’est parce que c’est un bûcheur ; si quelqu’un fait pénitence, c’est peu de chose au regard de la vie qu’il mène ; si quelqu’un prie, c’est parce qu’il en a besoin pour tous les ennuis qui lui tombent dessus ; si quelqu’un se résigne aux disgrâces, c’est parce qu’il doit expier ses péchés ; si quelqu’un aide le prochain, c’est parce qu’il a du temps et de l’argent à perdre…

Les pharisiens ne voulurent pas croire à la Divinité de Notre-Seigneur (10), au point de mettre en doute les miracles qu’Il faisait, comme, par exemple, la guérison de l’aveugle-né (Jn IX) : “Les pharisiens trônaient sur leurs piédestaux qui ne devaient jamais s’écrouler, même si le monde entier s’était écroulé : l’observance pharisaïque du sabbat, l’appartenance à la société pharisaïque, et choses semblables, étaient leurs piédestaux, du haut desquels ils jugeaient l’univers entier, approuvant ce qui rehaussait leurs piédestaux et réprouvant ce qui les abaissait. Ils citent à leur tribunal l’aveugle guéri et ses parents, enquêtent sur les témoignages, échafaudant des échappatoires, sans toutefois obtenir l’explication désirée. Rien n’y fait : qu’on laisse tout tomber, pourvu que les piédestaux subsistent. Ces piédestaux inébranlables qui autrefois s’appelaient observance du sabbat, et choses semblables, aujourd’hui s’appellent absurdité du miracle, impossibilité du surnaturel, et choses semblables : mais les piédestaux sont toujours les mêmes. On cite au tribunal du rationalisme les divers documents, on enquête sur les témoignages, on échafaude des théories, sans toutefois obtenir l’explication désirée, mais au contraire en découvrant la personne de Jésus toujours plus surnaturel. Rien n’y fait : qu’on laisse tout tomber, pourvu que les piédestaux subsistent. Et ainsi l’aveuglement demeure” (11).

Se taire quand les autres louent ou louer faiblement

On peut critiquer quelqu’un même sans rien dire.

“On médit quelquefois par le silence, surtout lorsqu’il paraît affecté, qu’il paraît mystérieux ; un mouvement de la tête, un geste de la main, un sourire, un clin d’œil est capable de ternir la réputation la mieux établie, le moindre de ces signes vaut souvent seul les satires les plus longues et les plus cruelles” (1).

Si on est en compagnie d’autres personnes, que l’on parle bien de quelqu’un, et que soit je ne dise rien, soit je m’unisse aux compliments, mais avec peu de conviction, peu de force, en pratique mon attitude est une critique voilée. « Votre silence et votre affectation font penser que vous savez sur son compte quelque chose de mauvais qui vous porte à ne rien dire. D’autres médisent par une manière de compassion. “Vous ne savez pas, disent-ils, vous connaissez bien une telle ; avez-vous entendu dire ce qui lui est arrivé ? Que c’est donc dommage qu’elle se soit laissé tromper ! n’est-ce pas, vous êtes bien comme moi, vous ne l’auriez pas cru ?” ». « Ceux qui préparent la médisance par des manières de préliminaires honorables sont les plus malicieux et les plus dangereux. Je proteste, dit-on, que j’aime monsieur un tel, et qu’au reste c’est un galant homme ; il le faut pourtant avouer, il eut tort de faire une telle perfidie”… Il semble aussi que ces médisants retirent du discours une médisance qu’ils ont commencé d’avancer : mais ce n’est que pour en retarder le trait avec plus de malice, et pour le faire pénétrer plus avant dans les cœurs. Après tout, la médisance qui est assaisonnée d’une fine raillerie, est la plus cruelle de toutes » (7).

Ainsi parfois on loue la qualité d’une personne, et puis – comme pour faire contrepoids – on ajoute “c’est vrai qu’elle est brave, mais…” et à partir de là on raconte une série de méchancetés qui effacent l’éloge initial. On dirait que la louange avait été faite exprès pour laisser ensuite la voie libre aux critiques.

“Vous verrez des gens, dit saint Bernard, qui après avoir poussé de profonds soupirs, baissant les yeux, et voilant leur visage d’une tristesse apparente, commencent d’une voix lamentable et comme à regret un discours médisant et empoisonné. Ma douleur va jusqu’au désespoir, dira l’un, car c’est une personne pour qui j’ai de l’amitié ; je n’ai rien oublié pour la porter à prendre une autre conduite, mais c’est un temps, c’est une peine perdue. Depuis longtemps, dit un autre, je suis averti de ce que je vais vous apprendre : il n’a pas tenu à moi que la chose ne fût ensevelie dans un éternel oubli ; mais puisqu’un autre a parlé, je me tairais en vain : je l’avoue avec le dernier chagrin, il est vrai qu’il a commis cette faute : rien de plus affligeant, poursuit-il encore, car d’ailleurs il a d’excellentes qualités : mais que sert-il de feindre ? il est sans excuse sur ce point” (1).

La délation

Elle est semblable à la médisance, mais en plus elle a pour but de semer la discorde. Si Pierre et Paul sont amis, André raconte les défauts de Paul à Pierre avec l’intention de nuire à leur amitié. Ce péché rend l’homme non seulement coupable, mais en plus odieux ; il a en lui-même comme effet non seulement de détruire la réputation, mais aussi l’amitié. C’est pourquoi la Sainte Écriture dit : “Le délateur souillera son âme et en toutes choses il sera haï… Le délateur et l’homme à deux langues est maudit ; car il troublera beaucoup de personnes qui vivent en paix” (Eccles. XXI, 31 ; XXVIII, 15).

« La médisance la plus noire et la plus funeste dans ses suites, c’est de rapporter à quelqu’un ce qu’un autre a dit de lui ou fait contre lui. Ces rapports produisent les maux les plus affreux, qui font naître des sentiments de haine, de vengeance qui durent souvent jusqu’à la mort… Écoutez ce que nous dit l’Esprit-Saint : “Il y a six choses que Dieu hait, mais il déteste la septième, cette septième ce sont les rapports” (Prov. VI, 16-19) » (2).

Les méfaits de la médisance

Les méfaits de la médisance sont innombrables. La langue du médisant est une vipère très féroce – dit saint Bernard – qui par une seule morsure tue trois personnes : celui qui la dit, celui qui l’écoute, et celui qui est critiqué. Voyons les deux premiers ; le troisième, outre ce qu’on vient de dire, sera traité dans les paragraphes suivants.

Celui qui parle

On a déjà vu que celui qui dit une médisance commet un péché grave, souillant ainsi sa conscience, et – s’il n’y porte remède – ne sauvera pas son âme. De plus, le médisant se rend odieux aux hommes : en effet, les auditeurs, même si ce sont des personnes simples, considèrent que, « comme vous censurez les autres auprès d’eux, ainsi vous les censurez auprès des autres. Ils le voient, et bien qu’apparemment il semble qu’ils vous sont reconnaissants, ils se disent en eux-mêmes : “Essayez de tomber sous le bec de cet épervier, et ensuite essayez de sauver vos plumes, si vous le pouvez : oh comme il tranche ! oh comme il coupe ! là où il frappe, il fait tout de suite une plaie”. “Il est une race qui au lieu des dents a des glaives” (Prov. XXX, 14)… Forcément, celui qui vous écoute vous craint comme des molosses féroces qui massacrent tout… et en vous craignant par conséquent vous détestent. “C’est l’abomination des hommes que le médisant” (Prov. XXIV, 9) » (9).

Mais même si le médisant n’était pas odieux aux hommes, s’il réussit à se rendre agréable, à se faire aimer, il sera pourtant haï de Dieu parce qu’un tel vice s’oppose complètement à la manière de faire de Dieu. Comment agit Dieu ? “Oh Il est si peu disposé à découvrir nos défauts tant que nous vivons… C’est ainsi qu’Il couvrit l’adultère, qui lui était conduite au Temple, lorsqu’Il ne lui dit aucune parole de reproche avant que chacun de ses accusateurs n’eût disparu. C’est ainsi qu’Il couvrit la Samaritaine, quand Il ne voulut pas la réprimander avant que chaque Apôtre ne se fût retiré. C’est ainsi qu’Il couvrit Judas lui-même, qui le trahit, quand interrogé aussi par Jean, Il ne le manifesta que d’une manière détournée. C’est toujours vrai : Dieu est très peu enclin à manifester nos fautes cachées” (9).

« Que nous sert-il d’être innocents, d’être réglés dans notre conduite, si par la manie, si par la fureur de médire nous nous rendons propres en quelque sorte les péchés et dérèglements des autres ? Vous êtes si réservés à l’égard du bien d’autrui, vous ne voudriez pas qu’il en entrât une obole dans votre maison ; mais en vain aurez-vous épargné l’or et l’argent si vous avez ravi l’honneur, la réputation, trésor plus précieux que tous les biens. Quel sera le fruit de vos veilles et de vos jeûnes, dit saint Jean Chrysostome, si votre langue est ivre du sang de vos frères, si vous vous repaissez de leur chair, comme vous le faites par la médisance ? Je ne dis point que c’est une faiblesse extrêmement honteuse de ne pouvoir supporter l’éclat du mérite et de la vertu, que c’est une lâcheté et une cruauté indigne d’un homme, de se plaire à percer les autres hommes, ou à verser le poison dans les plaies qu’on leur a faite ; je ne parle point du défaut d’humilité, dont ce vice est une preuve infaillible : mais où est votre charité, âme chrétienne, où est cette vertu si chère à Jésus-Christ… cette vertu qui a toujours été le véritable et l’unique caractère des enfants de Dieu ? » (1).

Celui qui écoute

Si le médisant ôte la réputation de la personne critiquée, il fait un mal encore plus grand à celui qui l’écoute.

Si les auditeurs – fait observer le P. Segneri – “sont des hommes impies, oh ! quelle fête feront-ils en vous écoutant, parce que de cette manière ils auront des compagnons dans le mal ! Quel réconfort ils en auront ! Quelle hardiesse !”. Quand David sut que son adversaire Saül était tué, avec ses trois fils, sur la montagne de Gelboé, il demanda qu’on ne fit pas savoir la nouvelle aux habitants de Geth et d’Ascalon, afin que les incirconcis, sans foi, ne s’en réjouissent pas. “Mais que faites-vous, ô médisants, quand dans votre bande vous vous mettez si plaisamment à raconter la méchanceté d’un tel, sinon de donner aux incirconcis des occasions d’une joie plus perverse ? Les habitants de Geth et d’Ascalon se seraient réjouis d’une simple infortune : ceux qui vous écoutent, se réjouissent d’un péché”. Si au contraire les auditeurs sont tous pieux et abhorrent ce qui se raconte, ils reçoivent également du mal : “Non seulement il peut arriver qu’ils apprennent beaucoup de mal, qui jusqu’alors ne leur était pas venu à l’esprit, mais il est très facile qu’ils commencent intérieurement à se vanter, et, à l’instar du pharisien, conçoivent eux aussi de stupides sentiments de complaisance, de suffisance, d’arrogance, de présomption, comme s’ils n’étaient pas semblables aux autres hommes. Il est facile aux auditeurs de mépriser les personnes que vous détractez, il leur est facile de se les rendre hostiles alors qu’avant ils étaient amis ; il leur est facile de se froisser s’ils étaient leurs confidents : il est facile… qu’ils portent crédit hâtivement sans avoir d’abord écouté les deux parties” (9).

Souvent celui qui écoute se dit en lui-même : c’est lui qui débine, c’est lui qui a tort : moi je ne dis rien, je ne fais rien de mal, personne ne pourra ne m’imputer quoi que ce soit de ce qui se dit. On se trompe, parce que l’Évangile nous enseigne le devoir de la correction fraternelle. “Peu de chrétiens s’acquittent de cette obligation… C’est que la correction offense presque toujours ceux à qui elle s’adresse. On ne se hâte guère de parler si on nous écoute avec chagrin, dit saint Jérôme ; on ne jette point un trait contre une pierre, parce qu’elle le repousserait contre la main qui l’aurait lancé : de sorte que si on était aussi assuré de nous déplaire, en nous rapportant les fautes d’autrui, qu’on est sûr de nous mortifier en nous mettant devant les yeux nos propres fautes, il se ferait aussi peu de médisances que de corrections fraternelles. Mais on sait au contraire que dès qu’on entamera une histoire médisante, tout le monde se réveillera, que la compagnie applaudira aux endroits les plus malins ; on nous en saura d’autant plus de gré que la chose sera plus récente, et par conséquent moins publique” (1).

Moralité

Tout ce que nous avons dit n’est pas permis : qui le fait commet un péché. “L’injuste diffamation, dans sa nature, est un péché mortel contre la justice et la charité” (12). Ce qui veut dire qu’en général c’est un péché grave, mais qui peut être véniel s’il y a matière légère. Et en outre on est tenu à réparer le mal causé. Pourquoi est-ce un péché grave ? Parce que Dieu Lui-même l’a révélé : “Les médisants ne posséderont le royaume de Dieu” (1 Cor. VI, 10). C’est encore le Seigneur qui enseigne que “mieux vaut une bonne renommée que beaucoup de richesses” (Prov. XXII, 1) ; or, voler les biens d’autrui est un péché mortel ; à plus forte raison, le médisant qui enlève injustement au prochain sa bonne réputation commet un péché grave.

Saint Augustin avait tellement en horreur cette faute qu’il ne voulait pas les médisants à sa table et avait fait inscrire dessus : “Que celui qui aime ronger la vie des absents par des paroles sache que cette table lui est interdite” (13).

On a déjà dit que toute personne a le droit en justice à conserver sa réputation : « Ôter à quelqu’un sa réputation est extrêmement grave, car de toutes les choses temporelles, la plus précieuse c’est la réputation, et quand un homme vient à la perdre, il est une foule de biens qu’il ne peut espérer d’accomplir, ce qui fait dire à l’auteur sacré dans l’Ecclésiastique (XLI, 15) : “Aie soin d’une bonne renommée ; car ce bien sera plus durable pour toi que mille trésors les plus précieux et les plus grands”. C’est pourquoi la médisance, en elle-même, est péché mortel » (14).

La calomnie est grave parce qu’elle porte une grave offense au prochain, en imputant faussement à l’innocent un crime : aussi le Code Civil punit-il la calomnie. La simple médisance, c’est-à-dire la révélation non nécessaire d’un vrai crime, bien qu’elle ne soit souvent pas punie par le Code Civil, est également péché mortel. En effet, elle viole le droit du prochain à la bonne réputation, droit que le pécheur ne perd pas par une faute cachée : il usurpe les droits de Dieu, parce qu’à Dieu seul appartient de juger les secrets du cœur et de les manifester au jour du Jugement Universel : il endommage le bien social, car de la détraction naissent souvent litiges, bagarres, haines.

Cas particuliers

Parler mal de quelqu’un devant plusieurs personnes est plus grave que de le faire devant une seule : en effet, bien qu’il n’y ait qu’un seul péché, l’effet est plus grand ; il faut confesser cette circonstance.

Il y a seulement péché véniel :

– s’il n’y a pas pleine advertance ou consentement délibéré : souvent cela se produit pour ceux qui parlent sans faire attention ; mais, combien de fois ne parle-t-on pas en cherchant des excuses pour pouvoir justifier sa propre attitude, et en feignant d’avoir la parole facile : on risque ainsi de tomber facilement dans une faute grave ;

– si la matière est légère : si on révèle un petit défaut qui ne lèse pas gravement la réputation : par exemple, si on dit qu’un tel louche et qu’on rit en le voyant.

En général, si le dommage causé est grave, la faute est mortelle ; s’il est léger, elle est vénielle.

Quand n’y-a-t-il jamais péché ? Il y a de nombreux cas.

Si quelqu’un pour une cause raisonnable (pour demander conseil, pour être éclairé, pour résoudre un doute…) manifeste une faute grave d’autrui à une personne prudente, il n’y a pas faute. Ainsi est-il permis de raconter à un ami discret une injustice subie pour avoir du réconfort.

La manifestation du défaut d’autrui est permise s’il y a une cause proportionnellement grave, comme le bien public, le bien privé, le bien du coupable lui-même, ou des autres. Parfois ce sera aussi un devoir. C’est pourquoi il faut mettre en garde contre un voleur, contre un faussaire, contre un escroc, contre celui qui répand des idées fausses, des erreurs, des hérésies. II faut aviser les parents des enfants dont la moralité ou la sécurité court un danger. Il faut aviser le supérieur ou l’employeur des désordres commis par des personnes ou dans des lieux dont ils ont la responsabilité. On doit dénoncer le vrai coupable d’un crime par devoir de charité lorsqu’on risque de condamner injustement un innocent, si cela ne comporte pas une grande difficulté ; mais si l’on a la charge de chercher le coupable, on y est alors tenu en justice, même si cela comporte une grave difficulté.

“L’on ne doit blâmer les vices du prochain que par la raison de l’utilité ou de celui qui en parle, ou de ceux à qui on parle. L’on raconte devant de jeunes personnes les familiarités indiscrètes et dangereuses de tels et telles, la dissolution d’un tel ou d’une telle en paroles, ou en beaucoup de manières contraires à la pudicité. Eh bien ! si je ne blâme pas avec liberté cette conduite, et que je la veuille excuser, ces âmes tendres qui écoutent cela, prendraient occasion de s’en permettre autant. Il est donc de leur utilité que je blâme sur le champ ce que l’on en dit… Il faut, en second lieu, que j’aie quelque obligation de parler, comme si j’étais des premiers de la compagnie, et que mon silence dût passer pour une approbation… En troisième lieu, je dois avoir une grande justesse en mes paroles, pour ne dire que ce qu’il faut. Par exemple, s’il s’agit de quelque familiarité entre deux jeunes personnes, je dois tenir la balance bien juste, et ne rien n’y mettre qui diminue ou exagère le fait. Si donc il n’y a dans la chose qu’une faible apparence, ou qu’une simple imprudence, je ne dirai rien de plus… Ma langue, tandis que je parle du prochain, est en ma bouche comme un rasoir en la main d’un chirurgien qui veut trancher entre les nerfs et les tendons. Il faut que le coup que je donnerai soit si juste, que je ne dise ni plus ni moins que ce qui en est” (7).

Il n’est jamais permis de calomnier le prochain, pas même pour une bonne raison : le mal ne peut jamais être commis positivement, pas même pour obtenir un bien ou éviter un mal plus grand.

Les circonstances

Mais pour pouvoir bien juger, il est nécessaire de considérer l’ensemble des circonstances. Pour cette raison nous traiterons de la personne qui parle, de la personne lésée, des auditeurs, du motif.

1) Si celui qui parle est une personne sage, prudente, elle nuira beaucoup plus que celui qui est frivole, bavard. Un professeur, un haut placé, une personne qui jouit de respect, en tombant dans ce péché commettra une faute bien plus grave qu’une concierge qui dit tout ce qu’elle sait des personnes qu’elle connaît. Ainsi, s’il est notoire qu’une personne raconte des histoires en l’air, il n’y aura pas de péché mortel parce que personne ne croit ce qu’elle raconte.

2) La personne lésée, sa qualité, sa condition, sa dignité. Il est plus grave de révéler à des personnes étrangères les défauts ou les vices des supérieurs, des parents, de l’épouse, du mari, des frères, des enfants, de la famille, de ses amis. Celui qui jouit d’une bonne réputation reçoit un dommage bien plus grand qu’une personne vile. C’est pourquoi il peut arriver que l’on commette aussi un péché grave en racontant une faute légère : par exemple, si l’on dit “le Pape [vrai Pape, n.d.a.] est menteur” (5), ou “c’est un crétin, c’est un imbécile”, etc. « Parler mal des personnes consacrées et des ministres de l’Église, c’est encore un plus grand péché, à cause des suites qui sont si funestes pour la religion et à cause de l’outrage que l’on fait à leur caractère… “Médire de ses ministres, c’est toucher à la prunelle de son œil” (Zach. II, 8) ; c’est-à-dire, que rien ne peut l’outrager d’une manière si sensible, et par conséquent, c’est toujours un crime si grand que jamais vous ne pourrez le comprendre… Jésus-Christ nous dit aussi : “Celui qui vous méprise, Me méprise” (Lc X, 16) » (2).

L’épisode de Marie, sœur de Moïse, illustre bien ces deux derniers cas : c’était justement une personne d’une certaine dignité, puisque, outre le fait d’être la sœur du grand Législateur, elle avait aussi reçu de Dieu le don de prophétie ; Moïse, tous le savent, avait été choisi par Dieu pour conduire le peuple d’Israël et était juste et fidèle. Il advint que Marie, par jalousie, murmura contre son frère (Nomb. XII) et Dieu, qui montrait sa présence au moyen de la nuée miraculeuse, la punit sévèrement en s’éloignant d’elle et en la recouvrant de lèpre ; nonobstant l’immédiate intercession de Moïse lui-même, elle ne put guérir que sept jours après. « “Si une femme honorée du don de prophétie – écrit saint Ephrem – subit une telle punition, quel sera le châtiment de ceux qui répandent sans retenue tant de calomnies, tant de blasphèmes” ?… Parce qu’elle se comporta imprudemment dans ses conversations, elle fut durement châtiée, pour que tu apprennes de là combien il est pernicieux, même si tu dis des choses vraies, de jeter des éclaboussures sur la bonne réputation dont jouissent tes compagnons”. La nuée qui se retira et la pourriture qui envahit aussitôt tout le corps de la coupable ne sont que la représentation sensible de ce qui se passe dans notre intérieur chaque fois que nous nous laissons aller à ce vice détestable. La grâce divine se retire, l’âme perd toute sa beauté et n’offre plus aux regards de Dieu et de ses anges que l’aspect hideux du péché ; car la détraction est, de sa nature, péché mortel » (16).

3) Nous avons déjà parlé du scandale donné aux auditeurs ; ainsi on voit que s’ils sont nombreux et en plus bavards, le dommage est plus grave que s’il est accompli en présence d’une seule personne ou de peu de gens discrets.

4) Pourquoi parle-t-on mal des autres ? Parfois le motif peut aggraver le péché, d’autres fois au contraire, il le rend véniel ; ou même, mais seulement pour la simple médisance, il peut enlever toute faute.


Aaron et Marie sont châtiés par Dieu, après avoir murmuré contre Moïse

On critique par envie à l’égard du prochain, comme Marie à l’égard de la femme de Moïse ; c’est ce qui arrive souvent entre les personnes qui sont du même niveau social : entre commerçants, on dira que la marchandise de l’autre ne vaut rien ; entre ouvriers, que l’autre ne sait pas bien travailler ; entre collègues, que l’autre ne travaille pas sérieusement et que tous s’en plaignent ; on parle mal du voisin, pour qui les choses vont bien ; entre familles, entre parents, entre amis, partout où l’envie peut s’insinuer, elle est suivie souvent de la médisance, sinon de la calomnie.

Certains débinent par orgueil, parce qu’ils se trouvent mieux que les autres, puisqu’ils n’ont pas leurs défauts ou n’ont pas commis les mêmes fautes. « Croyez-vous que ce soit par votre vertu si vous n’êtes pas pécheurs comme votre frère ? Tout est grâce de Dieu, tout vient de Lui. Et vous vous élevez au-dessus des autres ? Et vous les mordez ? Et vous les maltraitez ? Que pouvez-vous attendre d’autre d’une telle superbe, sinon que Dieu retire d’heure en heure son bras qui vous soutient, et par juste jugement vous laisse tomber dans les mêmes excès, aussi énormes, aussi brutaux que ceux dont vous affligez les autres ? Écoutez ce qui est affirmé dans les Proverbes : “L’impie confond et il sera confondu” (Prov. XII, 5). Oui, mes seigneurs… ceci est arrivé à chaque époque, à chaque peuple, à chaque condition » (9). Ainsi Absalon qui punit cruellement son frère Ammon, et qui ensuite tomba dans la même faute, mais bien plus gravement. Le P. Segneri conclut : “Vous lacérez avec votre langue impitoyable votre prochain pour une fragilité dans laquelle il est tombé, pour un soulagement, pour un excès, pour une intempérance de vertu, pour une faiblesse de vanité, et vous ne craignez pas que Dieu vous laisse tomber dans des fautes plus graves ? Je m’en remets à vous : mais je veux seulement, avec révérence très humble, vous supplier de ne pas être sûrs de vous”.

Encore plus grave est la médisance provoquée par le désir de vengeance, haine, rancœur. Le Psaume (LXIV, 4) dit à ce sujet “Ils aiguisent leurs langues comme un glaive, qui décochent comme des flèches des paroles empoisonnées, pour blesser dans l’ombre l’innocent”. Saint Augustin en révélant que ce Psaume se réfère à Notre-Seigneur, quand Il fut accusé par les Juifs auprès de Pilate, commente : “Mais vous aussi, Juifs, vous L’avez tué. Comment L’avez-vous tué ? Par le glaive de la langue : vous avez aiguisé vos langues. Et quand L’avez-vous frappé, si ce n’est quand vous avez crié : Crucifiez-Le, crucifiez-Le ?” (17).

Mais la majorité pèche par légèreté, « par une certaine démangeaison de parler, sans examiner si c’est vrai ou non » ; ceux-ci, bien qu’ils soient moins coupables que les précédents, dit le Curé d’Ars, « ne sont pas sans péché ; quelque motif qui les fasse agir, ils ne flétrissent pas moins la réputation du prochain.

« Je crois que le péché de médisance renferme presque tout ce qu’il y a de plus mauvais. Oui, ce péché renferme le poison de tous les vices, la petitesse de la vanité, le venin de la jalousie, l’aigreur de la colère, le fiel de la haine et la légèreté si indigne d’un chrétien ; c’est ce qui fait dire à saint Jacques, apôtre, “que la langue du médisant est pleine d’un venin mortel, qu’elle est un monde d’iniquité” (Jacq. III, 6-8) » (2).

Les coopérateurs à la diffamation

Celui qui porte autrui à la critique, en cherchant à connaître les défauts d’autrui, en louant ou approuvant la médisance, pèche autant que le médisant, même encore plus à cause du scandale qu’il provoque : il est tenu à réparer (18).

Celui qui écoute, pèche contre la charité ; et s’il se réjouit de ce qui est dit, il pèche aussi contre la justice. C’est pourquoi saint Bernard dit : “De celui qui critique ou de celui qui écoute le médisant, il n’est pas facile de dire lequel est le plus coupable”. Mais si on le fait par curiosité, comme il arrive souvent, il y a seulement péché véniel.

Celui qui par sa charge qu’il a peut empêcher la diffamation et ne le fait pas, pèche car il manque à son devoir. C’est pourquoi le père de famille, le supérieur, le directeur, l’employeur sont tenus, en vertu de la charité et de la piété, à corriger le sujet médisant et à défendre le sujet critiqué, pour éviter qu’il en résulte un plus grand mal (19).

Une personne privée qui peut facilement empêcher la lésion de la renommée d’autrui et ne le fait pas, pèche contre la charité : ce sera péché mortel si elle se tait par respect humain ou si de la diffamation peut découler un dommage grave (20) (par ex., si la médisance empêche à la victime d’obtenir un travail, une bourse d’études, si elle lui enlève le respect nécessaire pour exercer ses fonctions) ; ce sera péché véniel, si on se tait par négligence ou honte. Mais s’il y a une cause raisonnable (par ex. : inutilité de la correction, colère excessive du médisant…), ce n’est pas un péché de se taire, parce que la charité n’oblige pas quand son exercice requiert une grave difficulté. Cela vaut moins pour la calomnie, parce que le calomniateur commet un péché contre la justice.

Si le fait est public

Une faute peut être connue de deux manières : de droit ou de fait. De droit : quand elle est connue à cause de la sentence d’un tribunal ou de la confession du coupable devant la Justice. De fait : quand elle est connue pratiquement de toute la société ou de la ville ou de la communauté, ou par des bavards qui en peu de temps divulgueront la nouvelle.

Divulguer une telle faute en général, n’est pas un péché grave, parce qu’à l’instant où elle est devenue publique, l’auteur perd le droit à sa réputation. Parfois il est nécessaire qu’elle soit connue, pour mettre en garde les autres contre la méchanceté de ces personnes. “… Il est vrai que l’on peut parler librement des pécheurs reconnus publiquement pour tels et diffamés ; mais ce doit être avec esprit de charité et de compassion, et non pas avec arrogance ou présomption, ni par aucune joie que l’on en ait” (7). Raconter ceci sans motif, par démangeaison de parler, n’est certes pas un acte de vertu, mais un défaut ou un péché véniel contre la charité.

« “Mais, me direz-vous, quand c’est public, il n’y a point de mal”. Mon ami, quand c’est public, c’est comme si une personne avait tout le corps couvert de lèpre, sinon un petit endroit, et vous disiez, parce que ce corps est presque tout couvert de lèpre, il faut achever de l’en couvrir… Si la chose est publique, vous devez au contraire avoir de la compassion de ce pauvre malheureux, cacher et diminuer sa faute autant que vous pouvez » (2).

Mais “j’excepte – dit saint François de Sales – les ennemis déclarés de Dieu et de son Église ; puisqu’il faut les décrier, autant que l’on peut, comme les chefs des hérétiques et des schismatiques, et de tous les partis ; c’est une charité que de crier au loup, quand il est entre les brebis, quelque part qu’il soit” (7).

Un défaut connu publiquement en un endroit peut être rendu public en un autre où il est ignoré, seulement si l’on prévoit que, dans un court laps de temps, il sera également connu dans cet endroit, ou si le bien des personnes y résidant l’exige. C’est pourquoi il n’est pas permis de révéler un défaut connu aux membres d’une communauté à des personnes qui n’en font pas partie.

Il n’est pas permis de rappeler une faute qui était publique il y a quelques temps, qui a été corrigée et désormais est oubliée, s’il n’y à pas vraiment nécessité ou utilité.

Dans tous ces cas notoires, on n’est pas tenu à réparation.

Mass-media

Ils peuvent licitement publier les délits de l’un, s’ils sont connus en un endroit et ne peuvent plus rester cachés plus longtemps. Il n’est pas permis de chercher à connaître et de révéler les défauts cachés, à moins que le bien public ou le bien des tiers le requiert (par ex., si le coupable brigue des carrières publiques et que ses défauts le rendent inapte). On peut publier et critiquer les fautes commises dans l’exercice de leurs fonctions par des personnes ayant des charges publiques et rapporter des actes injustes accomplis contre le bien commun.

Les défunts conservent aussi le droit à la réputation : c’est pourquoi il n’est pas permis sans juste motif de révéler et de divulguer leurs fautes. Les historiens font exception, pour deux motifs. 1° Afin que l’histoire soit magistra vitæ, témoin de la vérité, vengeresse de la justice divine, il est nécessaire que les faits et leurs causes soient recherchés et manifestés : et pour ce faire, elle devra obligatoirement révéler les fautes cachées. 2° La narration prudente des fautes bénéficie beaucoup au bien commun : elle inspire de l’horreur et de l’abomination pour les fautes, éloigne les hommes du mal et pousse à punir les crimes.

C’est pourquoi, bien qu’en soi il n’est pas permis de dégrader la réputation même d’un damné (en admettant qu’il soit possible de le savoir), on peut cependant raconter les crimes cachés d’un impie, dont l’influence continue encore après la mort, pour diminuer ou détruire son autorité.

La réparation du dommage causé

Il est facile de médire, mais combien il est difficile de réparer.

“Si vous ne confessez pas vos médisances, vous serez damnés, malgré toutes les pénitences que vous pourriez faire ; … en le confessant, il faut absolument, si l’on peut, réparer la perte que la calomnie a causée à votre prochain, et comme le voleur qui ne rend le bien qu’il a volé ne verra jamais le ciel, de même, celui qui aura ôté la réputation à son prochain ne verra jamais le ciel, s’il ne fait tout ce qui dépendra de lui pour réparer la réputation de son voisin” (2).

On dit que les casseurs sont les payeurs. Quand la vertu de justice est lésée, il est nécessaire de compenser le mal fait par une réparation proportionnée, appelée en théologie restitution.

En effet, celui qui diffame, cause un tort injuste, donc est tenu à réparer tous les dommages causés de manière coupable, ou prévisibles même seulement de manière confuse. Par ex., si à cause d’une médisance ou d’une calomnie, quelqu’un perd un gain, le coupable, qui le savait ou l’avait imaginé, doit restituer la somme perdue par l’autre. C’est obligatoire sous peine de péché grave, si le tort causé est grave ; sous peine de péché véniel, si le tort est léger.

Il faut réparer aussi la perte de la réputation.

Le calomniateur est tenu à confesser ouvertement d’avoir dit des choses fausses, avec le même caractère public que la diffamation (même si la diffamation avait été faite par la presse, de la même manière la réparation devra avoir lieu). “Il faut absolument aller trouver toutes les personnes à qui on a parlé mal de cette personne, en disant que tout ce que l’on a dit était faux”.

Le médisant au contraire, ne pourra certes pas dire avoir dit des choses fausses, mais “l’on doit dire tout le bien que l’on connaît de cette personne, afin d’effacer le mal que l’on en a dit” (2).

Dans certains cas cependant, on est dispensé de la réparation, quand : aucune perte de la réputation n’a été consécutive aux paroles (si les autres ne nous ont pas cru…) ; ou que beaucoup de temps s’est écoulé et que la diffamation a été oubliée ; ou que la personne diffamée, expressément ou tacitement, a renoncé à la remise du dommage subi ; ou que la réparation est impossible moralement ou physiquement (on ne connaît pas les auditeurs, ou il est impossible de les retrouver).

« Que d’embarras, que d’inquiétudes va vous causer cette parole qui a été sitôt prononcée ! que vous aurez de peine à bien rétablir ce qu’elle a ruiné ! que de difficultés à vaincre… Comment dans l’esprit de ceux qui vous ont ouï détruirez-vous la persuasion où ils sont que vous avez dit vrai ? … Votre médisance a bien fait du chemin, depuis qu’elle est sortie de votre bouche, elle a passé de vos amis à des gens que vous ne connaissez pas, et de ceux-ci à d’autres : il faut s’informer quelles sont ces personnes, il faut les chercher, et faire en sorte en vous rétractant qu’ils cessent tous de croire ce qu’ils ont cru sur votre rapport…

« Bien plus, quand on ferait une rétractation publique, quand on serait assez heureux pour détruire entièrement la mauvaise opinion qu’on avait conçue de votre frère, je dis qu’alors vous ne répareriez pas encore tout le mal que vous avez fait. La réputation de ceux de qui on n’a jamais médit a une certaine fleur que la médisance lui ôte, et que la rétractation ne saurait lui rendre. Dès qu’une personne a été soupçonnée d’être ou infidèle ou peu réservée ; quelque soin qu’on prenne de la justifier, quoiqu’on vienne à bout de persuader tout le monde de son innocence, il reste toujours dans les esprits je ne sais quelle impression qui fait qu’on la considère moins qu’auparavant ; sa vertu ne brille plus avec tout son éclat : il en est comme de ces tableaux qu’on peut laver après qu’ils ont été salis ; on leur redonne à la vérité leur première beauté, mais non pas leur premier lustre, leur premier prix. Il semble que dès qu’on a eu le malheur d’être accusé, on ne peut être exempt de tout reproche…


Jésus avec la Samaritaine

« En second lieu, est-il aisé de guérir la plaie que vous avez faite au cœur de la personne flétrie ? Vous l’avez frappée dans l’endroit le plus sensible : quelle peine n’aura-telle pas à revenir de l’aversion qu’elle a conçue pour vous depuis cette injure ? Il me semble qu’on pardonne plus volontiers tout le reste. Une parole est bientôt prononcée, il n’est rien de plus léger, dit saint Bernard ; mais elle ne fait pas des blessures légères : elle entre dans l’esprit sans peine, mais elle n’en sort pas avec la même facilité… Que ferez-vous pour fléchir cette infortunée victime de votre langue envenimée, pour la porter à oublier l’injustice que vous lui avez faite ?

« Quand vous trouveriez toutes les facilités imaginables, le pourriez-vous faire sans rendre mille et mille combats intérieurs contre toutes vos passions, contre tous les sentiments de la nature ? car enfin je ne saurais rétablir l’honneur de cet homme, que je n’expose le mien ; il faut aller avouer que je suis un menteur, un malin, un envieux, ou tout au moins un imprudent. Vous direz peut-être que cet aveu, loin de décrier celui qui le fait, lui attire au contraire beaucoup de gloire, qu’on louera cette action comme une action héroïque dans le Christianisme. Il est vrai, mais je craindrais que cette vue n’en rebutât plusieurs au lieu de les encourager. Ce sera peut-être pour cela même qu’on aura honte de se dédire ; on appréhendera de passer pour dévot et pour scrupuleux, de s’exposer à la risée des libertins. Mais une preuve bien convaincante qu’il est difficile de se rétracter quand on a médit, c’est que quoiqu’il n’y ait rien au monde de plus fréquent que les médisances, il n’y a cependant rien de plus rare que les rétractations. Qui de nous n’a ouï mille fois détracter de son prochain ? combien de fois est-on venu à nous pour se rétracter ? Si cette démarche était facile, l’obligation de la faire étant indispensable, ne s’en acquitterait-on point plus souvent qu’on ne fait ? D’où vient qu’on aime mieux demeurer dans la disgrâce de Dieu, et s’exposer à perdre le Ciel, que de regagner par cette voie l’amitié du Créateur ? » (1).

Le risque encouru par le médisant

La fin que le Seigneur réserve aux médisants est terrible, c’est Dieu Lui-même qui l’a dit : “Crains, mon fils, le Seigneur. Et ne te lie pas avec les médisants ; parce que tout à coup s’élèvera leur perte” (Prov. XXIV, 21). Qui osera penser que Dieu peut mentir ou exagérer ? Alcime avait calomnié les Machabées et Dieu le punit ensuite en le rendant muet avant de mourir (1 Mac. VII, 5 ; IX, 54). Dathan, Coré et Abiron parlèrent mal de Moïse et la terre s’ouvrit sous leurs pieds (Nomb. XVI). Voltaire, qui avait dit tant de mal contre l’Église (“calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose”), mourut de manière ignoble. « Un religieux allait mourir, quand écoutant l’assistance l’exhorter à avoir confiance dans la miséricorde divine, il s’écria : “quelle miséricorde ?”, “quelle miséricorde ? Elle n’est pas pour moi, qui en eus si peu”. Puis, tirant la langue, il leur fit signe avec le doigt de la regarder, et ajouta : “Cette langue m’a condamné ; cette langue avec laquelle j’avais si fréquemment condamné les autres, cette langue fait que maintenant c’est sans espoir que je suis précipité à la perdition”. Il finissait, et afin que soit manifesté plus clairement qu’il avait parlé inspiré par un juste jugement, soudain sa langue enfla d’une manière horrible : ne pouvant la rentrer, il commença à émettre des mugissements, et à pousser des cris, comme un taureau sous le maillet, et c’est ainsi qu’après une agonie des plus pénibles, il expira… Quelle inconsidération est jamais la nôtre ? Quelle méprise ? Quel aveuglement ? Sera-t-il possible qu’aujourd’hui nous décidions de nous occuper de nous, puisqu’au tribunal divin il ne nous sera pas demandé raison des autres, mais que de nous-mêmes ? Grande chose que de vouloir prendre tant de peine, tant d’anxiété des consciences d’autrui, alors que cela sert seulement à charger les nôtres ! » (9).

Comment se conduire

Parfois nous ne savons comment agir quand on se trouve avec d’autres personnes, les occasions de dire ou d’écouter des médisances sont innombrables, nous-mêmes avons une tendance naturelle qui nous porte à une certaine complaisance envers elles. Ne parlons pas quand l’auditoire est constitué de personnes qui passent leur temps à “recueillir et répandre les mauvais bruits, de gens qui ont toujours une nouvelle aventure à divulguer” (1). “Pour résister à cette tentation – dit le Bienheureux la Colombière – il faut avoir de la force d’esprit, il faut avoir une vertu mûre et solide ; mais outre cette maturité, outre cette solidité, il faut être attentif sur soi-même, être toujours en garde contre ce désir de plaire, contre ce désir qui séduit souvent les plus réservés”.

Il faut donc un effort. On sait qu’on ne va pas au ciel en chaise à porteur, et qu’ainsi la pratique de la vertu comme la fuite du péché comporte toujours un certain sacrifice de notre part. Mais n’est-ce pas mieux de faire des efforts en cela plutôt que devoir se sacrifier pour réparer le mal fait ? ou d’avoir à expier les péchés commis ? D’autre part, cet effort n’est pas quelque chose d’impossible, mais bien à la portée de notre volonté. Il suffit d’avoir le propos de ne rien dire qui blesse la justice et la charité envers le prochain, ni en matière grave, ni en matière légère : en effet, “quiconque se donne la liberté de dire le mal qu’il sait de quelqu’autre, quoique ce ne soit qu’un mal léger… ce téméraire tombera infailliblement dans de véritables médisances… Les petites fautes qu’on se pardonne en cette matière fortifient toujours l’inclination perverse, forment une habitude de médisance qu’il est comme impossible de retenir dans les bornes qu’on s’était d’abord prescrites” (1).

La parole est d’argent, mais le silence est d’or, dit un proverbe. Apprenons à nous taire, à ne pas consentir à l’envie de parler qui peut venir à n’importe quel moment. Apprenons à réfléchir avant de parler, pour voir si ce que nous disons est louable devant Dieu ou non. “Mettez, Seigneur, une garde à ma bouche, et une porte autour de mes lèvres. N’inclinez pas mon cœur à des paroles de malice, pour prétexter des excuses à mes péchés” (21) (Ps. CXL, 3). “Mettez donc, ô mon Dieu, sur mes lèvres comme un corps de garde pour arrêter tout ce que vous m’ordonnez de retenir dans le cœur. Que la prudence et la circonspection servent de porte à ma bouche pour la fermer à tous les propos où la médisance aurait quelque part” (1).

Comment agir si ce sont les autres qui parlent mal ? Écoutons les conseils pratiques du saint Curé d’Ars : “Si c’est un inférieur, c’est-à-dire une personne qui soit au-dessous de vous, vous devez lui imposer silence de suite, en lui faisant voir le mal qu’elle fait. Si c’est une personne de votre rang, vous devez adroitement détourner la conversation en parlant d’autre chose, ou ne faisant pas semblant d’entendre ce qu’elle dit. Si c’est un supérieur, c’est-à-dire une personne qui est au-dessus de vous, il ne faut pas la reprendre ; mais faire paraître un air sérieux et triste, qui lui montre qu’il vous fait de la peine, et, si vous pouvez vous en aller, il faut le faire” (2).

La charité

Pour éliminer à la racine ce mal si grand pour les personnes et la société, il faut pratiquer la vertu de charité, qui nous fait aimer le prochain comme nous-mêmes, et en conséquence nous empêche de faire le mal que nous ne voulons pas qu’on nous fît. “La charité est patiente ; elle est douce ; la charité n’est point envieuse ; elle n’agit pas insolemment ; elle ne s’enfle point ; elle n’est point ambitieuse ; elle ne cherche point son propre intérêt ; elle ne s’irrite point, elle ne pense pas le mal ; elle ne se réjouit pas de l’iniquité, mais elle met sa joie dans la vérité ; elle souffre tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout” (1 Cor. XIII, 4-7). “La charité tâche de couvrir les péchés de ceux qu’elle aime ; et comme elle aime tout le monde, elle voudrait pouvoir abolir la mémoire de tous les péchés. On ne saurait parler du plus méchant homme, sans qu’elle prenne son parti, sans qu’elle ait toujours quelque chose à dire pour le défendre ; elle exagère la mauvaise foi des médisants, elle s’étend sur leur malignité, qui les porte à noircir les vertus les plus parfaites ; elle cite les exemples des innocents accablés par la calomnie : elle trouve de la contradiction dans ce qu’on publie de la personne qu’on veut diffamer, elle y trouve de l’impossibilité, elle en appelle à ses actions passées, elle oppose au mal qu’on en dit tout le bien qu’elle sait d’ailleurs ; si la faute est trop évidente pour être niée, elle tâche au moins de sauver les intentions, elle tâche d’excuser, en faisant connaître qu’il y a eu de l’ignorance et de la surprise, quelquefois en disant que la tentation a été pressante, que c’est peut-être la première fois que la personne a failli, que les plus grands Saints sont tombés, que tout autre aurait été extrêmement embarrassé dans une pareille conjoncture : Universa delicta operit caritas (22). Cependant on voit qu’elle sent une douleur vive, qu’elle est blessée jusqu’au cœur, qu’elle souffre extrêmement de ne pouvoir vaincre la médisance ; de sorte que si l’on n’est pas entièrement persuadé par les raisons que porte cette âme charitable, on est du moins touché de sa peine, on feint par pitié qu’on entre dans ses sentiments, on se tait du moins pour ne l’affliger pas davantage” (1).

Si nous savions pratiquer la charité et le silence, notre langue au lieu d’accumuler des dettes envers la Justice divine, saurait louer, honorer, servir son Seigneur et nous préparer à la louange éternelle que les justes rendent à Dieu pour l’éternité.


Notes :

1) R. P. Claude de la Colombière, Œuvres, Seguin Aîné, Avignon 1832, Tome 5 pp. 279-297, Sermon sur la médisance. Toutes les citations du Bienheureux sont tirées de cet ouvrage.

2) Saint Jean Baptiste Marie Vianney, Sermons, Villegenon 1982, Tome II, p. 416, Sur la médisance. Toutes les citations du Saint sont tirées de cet ouvrage.

3) Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique II, II, q. 73, a. 1, dans le corps de l’article.

4) Imponens, augens, manifestans, in mala vertens, Qui negat aut minuit, reticet laudatve remisse.

5) Saint Pie X, Allocution au Consistoire du 9 novembre 1903.

6) Pie IX, Syllabus n. 12.

7) Saint François de Sales, Introduction à la Vie dévote, Charles Amat, éd. Paris sine data ch. XXIX, pp. 482-494.

8) Saint Ambroise, cité in Cornelius a Lapide, Commentaria in Pentateuchum, Venezia 1702, commentaire Gen. IX, 22.

9) P. Paolo Segneri S.J., Quaresimale, Venezia 1724, Predica XIX : Nel Mercoledi dopo la Terza Domenica, pp. 192 ss. Toutes les citations de l’auteur sont tirées de cet ouvrage.

10) Jn IX, 22 : “Les Juifs étaient convenus ensemble que si quelqu’un confessait que Jésus était le Christ, il serait chassé de la synagogue”.

11) G. Ricciotti, Vita di Gesà Cristo, Mondadori 1974, parag. 431.

12) Prümmer, Manuale Theologiæ Moralis, Fribourg 1940, T. II, n. 189. Tous les moralistes sont unanimes sur l’évaluation de la gravité de la médisance.

13) “Quisquis amat dictis absentum rodere vitam, Hanc mensam vetitam noverit esse sibi”.

14) Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique II, II, q. 73, a. 2.

15) Prümmer, op. cit., n. 191.

16) Dom Jean de Monléon, Histoire Sainte – Moïse, Paris 1956, pp. 310-311.

17) Saint Augustin, Traité sur les Psaumes, Sur le Psaume 63. Texte reporté au Bréviaire Romain, Feria VI in Parasceve, II Nocturne.

18) P. Jone O.F.M., Compendio di Teologia Morale, Marietti, Torino 1951, n. 379.

19) Prümmer, op. cit., n. 195. Saint Alphonse, Theologia Moralis, Venezia 1834, T. 6°, c. 1, n. 980.

20) Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique II, II, q. 73, a. 4.

21) “Pone, Domine, custodiam ori meo : et ostium circumstantiæ labiis meis. Non declines cor meum in verba malitiæ, ad excusandas excusationes in peccatis”.

22) “La charité couvre la multitude des péchés” (I Pierre IV, 8).