« Avis pour les gens mariés » de Saint François de Sales

(Extrait de l’Introduction à la vie dévote, Partie III, Chapitre XXXVIII)

« Le mariage est un grand sacrement, je dis en Jésus-Christ et en son Église » ; « il est honorable à tous », en tous et en tout, c’est-à-dire en toutes ses parties : à tous, car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité ; en tous, car il est également saint entre les pauvres comme entre les riches ; en tout, car son origine, sa fin, ses utilités, sa forme et sa matière sont saintes. C’est la pépinière du christianisme, qui remplit la terre de fidèles pour accomplir au ciel le nombre des élus ; si que la conservation du bien du mariage est extrêmement importante à la république, car c’est sa racine et la source de tous ses ruisseaux.

[…] Qui veut avoir un heureux succès au mariage, devrait en ses noces se représenter la sainteté et dignité de ce sacrement ; mais en lieu de cela, il y arrive mille dérèglements en passe-temps, festins et paroles : ce n’est donc pas merveille, si les effets en sont déréglés.

J’exhorte surtout les mariés à l’amour mutuel, que le Saint-Esprit leur recommande tant en l’Écriture. O mariés, ce n’est rien de dire : « Aimez-vous l’un l’autre de l’amour naturel », car les paires de tourterelles font bien cela ; ni de dire : « Aimez-vous d’un amour humain », car les païens ont bien pratiqué cet amour-là ; mais je vous dis, après le grand Apôtre : « Maris, aimez vos femmes, comme Jésus-Christ aime son Église ; o femmes, aimez vos maris comme l’Église aime son Sauveur ». Ce fut Dieu qui amena Ève à notre premier père Adam, et la lui donna à femme : c’est aussi Dieu, mes amis, qui de sa main invisible a fait le nœud du sacré lien de votre mariage, et qui vous a donnés les uns aux autres ; pourquoi ne vous chérissez-vous d’un amour tout saint, tout sacré, tout divin ?

Le premier effet de cet amour, c’est l’union indissoluble de vos cœurs. Si on colle deux pièces de sapin ensemble, pourvu que la colle soit fine, l’union en sera si forte qu’on fendrait beaucoup plus tôt les pièces ès autres endroits, qu’en l’endroit de leur conjonction ; mais Dieu conjoint le mari à la femme en son propre sang : c’est pourquoi cette union est si forte, que plutôt l’âme se doit séparer du corps de l’un et de l’autre, que non pas le mari de la femme. Or cette union ne s’entend pas principalement du corps, ains du cœur, de l’affection et de l’amour.

Le second effet de cet amour doit être la fidélité inviolable de l’un à l’autre. Les cachets étaient anciennement gravés ès anneaux que l’on portait aux doigts, comme même l’Écriture Sainte témoigne ; voici donc le secret de la cérémonie que l’on fait ès noces : l’Église, par la main du prêtre, bénit un anneau, et le donnant premièrement à l’homme, témoigne qu’elle scelle et cachette son cœur par ce sacrement, afin que jamais plus ni le nom ni l’amour d’aucune autre femme ne puisse entrer en icelui, tandis que celle-là vivra, laquelle lui a été donnée ; puis l’époux remet l’anneau en la main de la même épouse, afin que réciproquement elle sache que jamais son cœur ne doit recevoir de l’affection pour aucun autre homme, tandis que celui vivra sur terre, que Notre Seigneur vient de lui donner.

Le troisième fruit du mariage, c’est la production et légitime nourriture des enfants. Ce vous est grand honneur, o mariés, de quoi Dieu voulant multiplier les âmes qui le puissent bénir et louer à toute éternité, il vous rend les coopérateurs d’une si digne besogne, par la production des corps dans lesquels il répand, comme gouttes célestes, les âmes en les créant, comme il les crée en les infusant dedans les corps.

Conservez donc, o maris, un tendre, constant et cordial amour envers vos femmes : pour cela, la femme fut tirée du côté plus proche du cœur du premier homme, afin qu’elle fût aimée de lui cordialement et tendrement. Les imbécillités et infirmités, soit du corps soit de l’esprit de vos femmes ne vous doivent provoquer à nulle sorte de dédain, ains plutôt à une douce et amoureuse compassion, puisque Dieu les a créées telles, afin que, dépendant de vous, vous en reçussiez plus d’honneur et de respect, et que vous les eussiez tellement pour compagnes, que vous en fussiez néanmoins les chefs et supérieurs. Et vous, O femmes, aimez tendrement, cordialement, mais d’un amour respectueux et plein de révérence, les maris que Dieu vous a donnés ; car vraiment Dieu pour cela les a créés d’un sexe plus vigoureux et prédominant, et a voulu que la femme fût une dépendance de l’homme, un os de ses os, une chair de sa chair, et qu’elle fût produite d’une côte d’icelui, tirée de dessous ses bras, pour montrer qu’elle doit être sous la main et conduite du mari ; et toute l’Écriture Sainte vous recommande étroitement cette sujétion, laquelle néanmoins la même Écriture vous rend douce, non seulement voulant que vous vous y accommodiez avec amour, mais ordonnant à vos maris qu’ils l’exercent avec grande dilection, tendreté et suavité : « Maris, dit saint Pierre, portez-vous discrètement avec vos femmes, comme avec un vaisseau plus fragile, leur portant honneur ».

Mais tandis que je vous exhorte d’agrandir de plus en plus ce réciproque amour que vous vous devez, prenez garde qu’il ne se convertisse point en aucune sorte de jalousie ; car il arrive souvent que, comme le ver s’engendre de la pomme la plus délicate et la plus mûre, aussi la jalousie naît en l’amour le plus ardent et pressant des mariés, duquel néanmoins il gâte et corrompt la substance, car petit à petit il engendre les noises, dissensions et divorces. Certes, la jalousie n’arrive jamais, où l’amitié est réciproquement fondée sur la vraie vertu : c’est pourquoi elle est une marque indubitable d’un amour aucunement sensuel, grossier et qui s’est adressé en lieu où il a rencontré une vertu manque, inconstante et sujette à défiance. C’est donc une sotte vantance d’amitié, que de la vouloir exalter par la jalousie, car la jalousie est voirement marque de la grandeur et grosseur de l’amitié, mais non pas de la bonté, pureté et perfection d’icelle ; puisque la perfection de l’amitié présuppose l’assurance de la vertu de la chose qu’on aime, et la jalousie en présuppose l’incertitude.

Si vous voulez, o maris, que vos femmes vous soient fidèles, faites-leur-en voir la leçon par votre exemple. « Avec quel front, dit saint Grégoire Nazianzène, voulez-vous exiger la pudicité de vos femmes, si vous-mêmes vivez en impudicité ? comme leur demandez-vous ce que vous ne leur donnez pas ? ». Voulez-vous qu’elles soient chastes ? comportez-vous chastement envers elles, et, comme dit saint Paul : « Qu’un chacun sache posséder son vaisseau en sanctification ». Que si au contraire vous-mêmes leur apprenez les friponneries, ce n’est pas merveille que vous ayez du déshonneur en leur perte. Mais vous, o femmes, desquelles l’honneur est inséparablement conjoint avec la pudicité et honnêteté, conservez jalousement votre gloire et ne permettez qu’aucune sorte de dissolution ternisse la blancheur de votre réputation. Craignez toutes sortes d’attaques, pour petites qu’elles soient ; ne permettez jamais aucune muguetterie autour de vous. Quiconque vient louer votre beauté et votre grâce, vous doit être suspect ; car quiconque loue une marchandise qu’il ne peut acheter, il est pour l’ordinaire grandement tenté de la dérober. Mais si à votre louange quelqu’un ajoute le mépris de votre mari, il vous offense infiniment ; car la chose est claire, que non seulement il vous veut perdre, mais vous tient déjà pour demi perdue, puisque la moitié du marché est faite avec le second marchand, quand on est dégoûté du premier. Les dames tant anciennes que modernes ont accoutumé de pendre des perles en nombre à leurs oreilles, pour le plaisir, dit Pline, qu’elles ont à les sentir grilloter, s’entretouchant l’une l’autre. Mais quant à moi, qui sais que le grand ami de Dieu, Isaac, envoya des pendants d’oreilles pour les premières arrhes de ses amours à la chaste Rebecca, je crois que cet ornement mystique signifie que la première chose qu’un mari doit avoir d’une femme, et que la femme lui doit fidèlement garder, c’est l’oreille, afin que nul langage ou bruit n’y puisse entrer, sinon le doux et amiable grillotis des paroles chastes et pudiques, qui sont les perles orientales de l’Évangile : car il se faut toujours ressouvenir que l’on empoisonne les âmes par l’oreille, comme le corps parla bouche.

L’amour et la fidélité, jointes ensemble, engendrent toujours la privauté et confiance ; c’est pourquoi les saints et saintes ont usé de beaucoup de réciproques caresses en leur mariage, caresses vraiment amoureuses mais chastes, tendres mais sincères. Ainsi Isaac et Rebecca, la plus chaste paire des mariés de l’ancien temps, furent vus par la fenêtre se caresser en telle sorte, qu’encore qu’il n’y eût rien de déshonnête, Abimélech connut bien qu’ils ne pouvaient être sinon mari et femme. Le grand saint Louis, également rigoureux à sa chair et tendre en l’amour de sa femme, fut presque blâmé d’être abondant en telles caresses, bien qu’en vérité il méritât plutôt louange de savoir démettre son esprit martial et courageux à ces menus offices, requis à la conservation de l’amour conjugal ; car bien que ces petites démonstrations de pure et franche amitié ne lient pas les cœurs, elles les approchent néanmoins, et servent d’un agencement agréable à la mutuelle conversation.

Sainte Monique étant grosse du grand saint Augustin, le dédia par plusieurs offres à la religion chrétienne et au service de la gloire de Dieu, ainsi que lui-même le témoigne, disant que déjà il avait goûté « le sel de Dieu dans le ventre de sa mère ». C’est un grand enseignement, pour les femmes chrétiennes, d’offrir à la divine Majesté les fruits de leurs ventres, même avant qu’ils en soient sortis, car Dieu qui accepte les oblations d’un cœur humble et volontaire, seconde pour l’ordinaire les bonnes affections des mères en ce temps-là : témoin Samuel, saint Thomas d’Aquin, saint André de Fiésole et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d’un tel fils, prenant ses enfants en ses bras, incontinent qu’ils étaient nés, les offrait à Jésus-Christ, et dès lors les aimait avec respect, comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ; ce qui lui réussit si heureusement, qu’enfin ils furent tous sept très saints.

Mais les enfants étant venus au monde et commençant à se servir de la raison, les pères et mères doivent avoir un grand soin de leur imprimer la crainte de Dieu au cœur. La bonne reine Blanche fit ardemment cet office à l’endroit du roi saint Louis son fils, car elle lui disait souventefois : « J’aimerais trop mieux, mon cher enfant, vous voir mourir devant mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel » ; ce qui demeura tellement gravé en l’âme de ce saint fils que, comme lui-même racontait, il ne fut jour de sa vie, auquel il ne lui en souvînt, mettant peine, tant qu’il lui était possible, de bien garder cette divine doctrine. Certes, les races et générations sont appelées en notre langage, maisons, et les Hébreux même appellent la génération des enfants, édification de maison : car c’est en ce sens qu’il est dit que Dieu édifia des maisons aux sages-femmes d’Égypte. Or c’est pour montrer, que ce n’est pas faire une bonne maison de fourrer beaucoup de biens mondains en icelle, mais de bien élever les enfants en la crainte de Dieu et en la vertu : en quoi on ne doit épargner aucune sorte de peine ni de travaux, puisque les enfants sont la couronne du père et de la mère. Ainsi sainte Monique combattit avec tant de ferveur et de constance les mauvaises inclinations de saint Augustin, que l’ayant suivi par mer et par terre elle le rendit plus heureusement enfant de ses larmes, par la conversion de son âme, qu’il n’avait été enfant de son sang par la génération de son corps.

Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la maison ; c’est pourquoi plusieurs ont cette véritable famille que celle des maris qui, ne faisant pas une si ordinaire résidence entre les domestiques, ne peuvent pas par conséquent les adresser si aisément à la vertu. À cette considération, Salomon en ses Proverbes fait dépendre le bonheur de toute la maison, du soin et industrie de cette femme forte qu’il décrit. Il est dit au Genèse qu’Isaac, voyant sa femme Rébecca stérile, pria le Seigneur pour elle, ou, selon les Hébreux, il pria le Seigneur vis-à-vis d’elle, parce que l’un priait d’un côté de l’oratoire et l’autre de l’autre : aussi l’oraison du mari faite en cette façon fut exaucée. C’est la plus grande et plus fructueuse union du mari et de la femme, que celle qui se fait en la sainte dévotion, à laquelle ils se doivent entreporter l’un l’autre à l’envi. Il y a des fruits, comme le coing, qui pour l’âpreté de leur suc ne sont guère agréables qu’en confiture ; il y en a d’autres, qui pour leur tendreté et délicatesse ne peuvent durer, s’ils ne sont aussi confits, comme les cerises et abricots. Ainsi les femmes doivent souhaiter que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion, car l’homme sans dévotion est un animal sévère, âpre et rude ; et les maris doivent souhaiter que leurs femmes soient dévotes, car sans la dévotion la femme est grandement fragile, et sujette à déchoir ou ternir en la vertu. Saint Paul a dit que « l’homme infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle par l’homme fidèle », parce qu’en cette étroite alliance du mariage, l’un peut aisément tirer l’autre à la vertu. Mais quelle bénédiction est-ce, quand l’homme et la femme fidèles se sanctifient l’un l’autre en une vraie crainte du Seigneur !

Au demeurant, le support mutuel de l’un pour l’autre doit être si grand, que jamais tous deux ne soient courroucés ensemble et tout à coup, afin qu’entre eux il ne se voie de la dissension et du débat. Les mouches à miel ne peuvent s’arrêter en lieu où les échos et retentissements et redoublements de voix se font, ni le Saint-Esprit certes en une maison en laquelle il y ait du débat, des répliques et redoublements de crieries et altercations.

Saint Grégoire Nazianzène témoigne que de son temps les mariés faisaient fête au jour anniversaire de leurs mariages. Certes, j’approuverais que cette coutume s’introduisît, pourvu que ce ne fût point avec des appareils de récréations mondaines et sensuelles, mais que les maris et femmes, confessés et communiés en ce jour-là, recommandassent à Dieu, plus fervemment que l’ordinaire, le progrès de leur mariage, renouvelant les bons propos de le sanctifier de plus en plus par une réciproque amitié et fidélité, et reprenant haleine en Notre Seigneur pour le support des charges de leur vacation.

« La charité est patiente, elle est serviable ;
la charité n’est pas envieuse,
la charité n’est ni fanfaronne ni orgueilleuse ;
elle ne fait rien d’inconvenant,
elle ne cherche point son intérêt,
elle ne s’irrite point,
elle ne garde pas rancune du mal :
elle ne prend pas plaisir au spectacle de l’injustice,
mais elle se réjouit du triomphe de la vérité :
elle excuse tout,
elle croit tout,
elle espère tout,
elle supporte tout.
La charité ne passera jamais »
I Cor 13 – 4 à 8