Commentaire à la « Lettre aux Familles » de Jean-Paul II

Titre original : « 1994 : Année de la famille ou de l’Androgyne primitif ? »

Extraits de Sodalitium, rubrique « L’Osservatore Romano », numéro 36 de juin-juillet 1994 (p. 63-66), n. 37 d’octobre 1994 (p. 55-64) et n. 38 de mars 1995 (p. 42-57)

Première partie

Le 2 février 1994 Jean-Paul II a écrit une « Lettre aux Familles » ; elle s’adresse « à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre (…), à chaque famille, ‘cellule’ vitale de la grande et universelle ‘famille’ humaine » (n. 4), « aux frères et sœurs, auxquels nous unit la foi commune en Jésus-Christ, même si nous n’expérimentons pas encore la pleine communion voulue par le Sauveur (cfr. Lumen Gentium, 15) ; à tous ceux qui, partageant la foi d’Abraham, appartiennent comme nous à la grande communauté de ceux qui croient en un Dieu unique (cfr. Lumen Gentium, 16) ; à ceux qui sont héritiers d’autres traditions spirituelles et religieuses ; à tout homme et toute femme de bonne volonté » (n. 23). Le texte latin a été publié par L’Osservatore Romano, éd. it., du 23 février 1994 ; une traduction en français est présentée dans le Supplément à l’O.R, 22 février 1994, éd. fr.). Il s’agit d’une nouveauté, commente L’Osservatore : « c’est la première fois qu’un Pontife s’adresse ainsi directement aux familles sans passer par l’intermédiaire des évêques (…) ». L’occasion de cette lettre ? L’« Année internationale de la Famille » proclamée par l’entité para-maçonnique bien connue qu’est l’ONU. « L’Église salue avec joie l’initiative prise par l’Organisation des Nations Unies (…). Du reste, ce n’est pas la première fois que l’Église fait sienne une initiative internationale de l’ONU. Il suffit de rappeler, par exemple, l’Année internationale de la Jeunesse, en 1985. De cette façon aussi, elle se rend présente au monde, réalisant un objectif qui était cher au Pape Jean XXIII et qui a inspiré la Constitution conciliaire Gaudium et Spes » (n. 3).

Pourtant, qui a suivi les chroniques de ces derniers jours le sait, Jean-Paul II a condamné à maintes reprises, et même avec des paroles très dures, le programme de diffusion de la « contraception » élaboré par l’ONU et par le gouvernement des États-Unis, ainsi que la résolution du Parlement Européen en faveur de l’homosexualité. La Lettre, elle aussi, se prononce énergiquement contre qui, « par des moyens très puissants » vise « à la désagrégation des familles » en présentant comme « ‘régulières’ et attrayantes (…) des situations qui sont en fait ‘irrégulières’ » (n. 5), contre les « partisans d’une fausse civilisation du progrès » (n. 11), contre « le soi-disant ‘sexe en sécurité’ propagé par la civilisation technique » (n. 13), contre « une civilisation inspirée par une mentalité de consommation et anti-nataliste » (n. 13), contre « le soi-disant ‘amour libre’ » (n. 14), contre « les prémices illuministes » (texte fr. « rationalistes »), contre « la société soi-disant progressiste » (n. 15), contre « la tentation d’une apparente et fausse modernité » (n. 17), contre « l’expérience d’un nouveau manichéisme » et le « rationalisme moderne » qui « ne supporte pas le mystère » (n. 19), contre « notre civilisation (…) une civilisation malade, qui provoque de profondes altérations chez l’homme » et « la culture de masse moderne » (n. 20), contre « la culture du plaisir » pour laquelle « le fruit béni de ton sein (Lc 1, 42) devient en un sens un ‘fruit maudit’ », contre « ce qu’on appelle ‘l’État de droit’ qui a légalisé l’avortement (n. 21) en créant ‘une véritable civilisation de la mort’ », contre, enfin, « Les institutions sociales, (…) gouvernements et (…) organisations internationales » qui n’ont pas accueilli les enfants à naître (n. 22). Jean-Paul II, traditionaliste et antimoderne ? Certainement ; mais comme certains frères qui n’hésitent pas eux-mêmes à soutenir la Tradition perdue dans notre monde moderne… (Les reconnaissez-vous ?).

Si en effet Jean-Paul II réaffirme substantiellement les conclusions de la morale catholique, il le fait en alléguant des motivations tout à fait étrangères à l’enseignement de l’Église et conformes plutôt à sa philosophie personnaliste et, même, à certains mythes ésotériques.

D’abord, pourquoi donc Jean-Paul II s’occupe-t-il de la famille ? Parce que, comme il l’a déjà dit dans son « encyclique » Redemptor hominis, « l’homme est la route de l’Église » (n. 1) (nous qui pensions que c’est le Christ qui est la « voie »…) Or, la voie de la famille, est la « route commune » que l’homme doit parcourir. « L’ensemble des hommes qui vivent dans le monde » [de quelque religion ou irréligion qu’ils soient] constituent en effet une seule « famille humaine » unie au fils de Dieu ! « Le mystère divin de l’Incarnation du Verbe a donc un rapport étroit avec la famille humaine. Et cela, non seulement avec une famille, celle de Nazareth, mais en quelque sorte avec toute famille, d’une manière analogue à ce que dit le Concile Vatican II, à propos du Fils de Dieu qui, par l’Incarnation, ‘c’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme’ » (Gaudium et spes, 22) » (n. 2). La famille est donc elle aussi la voie de l’Église, parce que toute famille est unie au Christ ! (Vraiment Gaudium et spes, 22 est la citation bien-aimée de Jean-Paul II). D’où, l’ouverture de l’Année de la Famille, « Famille » que Vatican II appelle désormais « église domestique » (n. 3) et qui, par conséquent [!], en tant qu’église, est l’« Épouse du Christ » (n. 19). Mais on dirait que, pour Jean-Paul II, à cette famille-église domestique-épouse du Christ correspond, comme nous l’avons vu, « chaque famille concrète (…) ‘cellule’ vitale de la grande et universelle ‘famille humaine » (n. 4). Tous les membres de la « famille » humaine seraient par conséquent des « frères et des sœurs » (comme l’exprimeraient les paroles du « Notre Père ») puisque créés par le Père et rachetés par le Fils (cfr. n. 4). Il est habituel que Jean-Paul II confonde (ou ne distingue pas) ce qui est commun à toutes les créatures et ce qui est propre seulement à ceux qui ont été rachetés effectivement par la grâce de Dieu et élevés par là à la vie surnaturelle ; c’est par la vie surnaturelle seulement que nous devenons « fils adoptifs de Dieu » et, par conséquent, « des frères et des sœurs » puisque fils du même Père. C’est ainsi que se termine l’introduction de la Lettre. Et commence le premier chapitre intitulé, suivant une expression montinienne, « La Civilisation de l’Amour ». Si l’introduction nous a déconcertés, que dirons-nous alors du corps de la Lettre que nous allons commenter ?

Au n. 6, Jean-Paul II pose le fondement de toutes ses réflexions sur la famille et la personne humaine : « La clef d’interprétation – écrit-il – se trouve dans le principe de l’‘image’ et de la ‘ressemblance’ de Dieu, (…). ‘Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance (texte fr. comme notre ressemblance)’ (Gn. 1, 26) ». Que le premier homme ait été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, cela est indiscutable, puisque divinement révélé. Mais en quoi consiste au juste cette image et cette ressemblance ? Les créatures irrationnelles ne sont pas à l’image et à la ressemblance de Dieu ; il n’y a en elle qu’un vestige du Créateur (I, 93,2). Les créatures angéliques d’abord (I, 93,3), les hommes ensuite sont à l’image de Dieu (imago creationis) non pas dans le corps mais dans l’âme intellectuelle (I, 93, 6). L’essence de l’âme humaine est l’image de l’unité de la nature divine, les puissances, elles sont l’image de la trinité des Personnes. Les anges et les hommes peuvent être aussi à la ressemblance de Dieu par la grâce, qui est comme une seconde création (imago recreationis), une création surnaturelle, qui sera consommée dans la gloire (imago similitudinis). Cette ressemblance n’est pas commune à tous les hommes (I, 93, 4), mais seulement à ceux qui sont en état de grâce ; on peut l’acquérir mais aussi la perdre. Enfin, l’homme et la femme sont à l’image de Dieu pour ce qui concerne le principal (l’âme spirituelle et ses puissances) mais l’homme (vir) seul l’est pour ce qui concerne les aspects secondaires. C’est dans ce sens que Saint Paul affirme que « l’homme est l’image et la gloire de Dieu, mais la femme est la gloire de l’homme » (c’est pourquoi l’homme doit prier la tête découverte et la femme la tête voilée) puisque « l’homme n’a pas été de la femme, mais la femme de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé pour la femme mais la femme pour l’homme » (1 Cor. 11,9). C’est, très résumé, l’enseignement de Saint Thomas tout spécialement dans la question 93 de la première partie de la Somme Théologique, où il traite de la question de l’image de Dieu dans l’homme.

Qu’enseigne par contre Karol Wojtyla ? « Avant de créer l’homme, le Créateur semble rentrer en lui-même pour en chercher le modèle et l’inspiration dans le mystère de son Être, qui, déjà là, se manifeste en quelque sorte comme le ‘Nous’ divin. De ce mystère naît, par mode de création, l’être humain : ‘Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa’ (Gn. I, 27)  ». Ce que nous avons rapporté en gras, le texte de la Lettre le souligne par des italiques. C’est intentionnellement que Wojtyla relie les deux péricopes, de telle façon que le texte devienne : « Créa l’homme à son image, homme et femme ». Le « Nous » divin, expression de la Trinité, serait donc l’image de la dualité homme-femme. C’est en tant qu’homme et femme que l’homme ressemblerait à Dieu ! Masculinité et féminité qui, nous le savons sont ordonnés à la génération ; et c’est pourquoi le verset 28 de la Genèse intime aux hommes d’être féconds, de devenir pères et mères. On pourrait objecter que les animaux sont tout autant des deux sexes et que par conséquent ce n’est pas dans le corps et dans ses différences sexuelles, mais dans l’âme, qu’il faut rechercher l’image (imparfaite) de Dieu. « Tout en étant biologiquement semblables à celle d’autres être de la nature – répond Karol Wojtyla – la paternité et la maternité humaine ont en elles-mêmes, d’une manière essentielle et exclusive, une ‘ressemblance’ avec Dieu, sur laquelle est fondée la famille entendue comme communauté de vie humaine, comme communauté de personnes unies dans l’amour (communio personarum). (…) Le ‘Nous’ divin constitue le modèle éternel du ‘nous’ humain, et avant tout du ‘nous’ qui est formé de l’homme et de la femme, créés à l’image de Dieu, selon sa ressemblance » (n. 6).

Il est clair que pour Jean-Paul II la ressemblance entre Dieu et l’homme consiste surtout dans la trinité des Personnes (contrairement à l’enseignement de Saint Thomas dans les articles 5 et 6) ; le modèle est Dieu dans les trois Personnes, la copie, c’est la famille dans ses (deux) personnes, l’homme et la femme (la troisième étant le fils, fruit de la paternité et de la maternité). Cette comparaison, tirée par les cheveux, que le prédicateur pourrait utiliser pour la fête de la Sainte Famille, a été toutefois critiquée et condamnée à juste titre par Saint Augustin et Saint Thomas. Ouvrez l’article 6, et vous y trouverez la seconde objection qu’on dirait tirée mot pour mot de la « Lettre aux Familles » de Jean-Paul II ! « La Genèse dit : ‘Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il les créa, homme et femme il les créa’ (Gn. 1, 27). Or, cette distinction des sexes n’existe que par le corps. Donc l’image de Dieu est considérée dans le corps et non dans l’âme seule ».


Soloviev, le Maître de Wojtyla

Saint Thomas répond : « Plusieurs, comme le remarque Saint Augustin (12 de Trin. c. 5), en admettant l’image de la Trinité dans l’homme, la voient, non dans un seul individu, mais dans plusieurs sujets. ‘Ainsi, d’après eux, l’homme représente la personne du Père, celle du Fils est représentée par celui qui procède de l’homme par voie de filiation ; ainsi la femme représente la troisième personne ou l’Esprit-Saint, en tant qu’elle procède de l’homme, mais non par voie de filiation’. L’absurdité de cette opinion se voit du premier coup d’œil. D’abord parce qu’il suivrait de là que l’Esprit-Saint serait le principe du Fils, comme la femme est le principe de l’enfant qui vient aussi de l’homme. Ensuite parce que chaque homme serait à l’image d’une seule Personne. Enfin parce que, s’il en était ainsi, l’Écriture n’aurait dû faire mention de l’image de Dieu dans l’homme qu’après la naissance de l’enfant ». Dans une note à l’édition italienne de la Somme, le Père Centi o.p. nous apprend que la doctrine condamnée était « passablement répandue parmi les Pères grecs lorsque Saint Augustin entreprit de la réfuter » et que Méthode d’Olympe en serait l’auteur. « Cette théorie – ajoute le Père Centi – a eu la faveur de certains théologiens modernes nonobstant la ferme opposition de Saint Augustin et de Saint Thomas ». On voit bien que Wojtyla en fait partie. N’a-t-il pas affirmé être un disciple de Soloviev lequel, reprenant les idées du christianisme oriental « vise à inclure élément féminin dans le divin, dans le cadre d’une réflexion gnostique et néo-platonisante » ? (cfr. Sodalitium, n.35, p. 42).

Que l’intention de Jean-Paul II soit effectivement d’inclure l’élément féminin dans le divin paraît d’autant plus probable que, pour atteindre son but, il en arrive à interpoler l’Écriture Sainte. En effet, Jean-Paul II après avoir donné son interprétation de Gn. 1,27, fait appel à Éph. 3, 14-16…

Deuxième partie

Sauf erreur de notre part, c’est bien une douzaine de fois (n°5 ; n°6 ; n°7, quatre fois ; n°9  ; n°11 ; n°15 ; n°16 ; n°23, deux fois) que Jean-Paul II cite ou paraphrase les deux versets 14 et 15 du troisième chapitre de l’Épître de Saint Paul aux Éphésiens. Ceci, pour faire comprendre l’importance de ces citations scripturaires dans la pensée de Wojtyla sur la famille. Examinons donc ces versets.

La Vulgate de Saint Jérôme, qui traduit le texte grec original de Saint Paul, dit : « Huius rei gratia, flecto genua mea ad Patrem Domini nostri Jesu Christi, ex quo omnis paternitas in cælis et in terra nominatur », autrement dit ; « C’est pour cela que je fléchis le genou devant le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité tire son nom au ciel et sur la terre ». Le terme latin « paternitas » (paternité) est la traduction du terme grec πατρια, traduction exacte (cfr. Cornelio A Lapide, vol. 9, p. 519) malgré les arguments spécieux du calviniste Bèze et ceux d’Érasme… Certains, plus hébraïsants, au lieu de « paternité » traduisent par « famille », dans le sens de tribu ou de lignée descendant d’un même père (ou patriarche). De toute façon, le lien qu’établit Saint Paul entre Dieu le Père et tous les autres pères, spirituels ou charnels, anges ou hommes, est évident : ce n’est que par analogie vis-à-vis de Lui que ceux-ci peuvent se prévaloir de ce nom qui, autrement, ne leur reviendrait pas (« Et n’appelez sur la terre personne votre Père ; car un seul est votre Père, lequel est dans les cieux », Matthieu, XXIII, 9).

On est donc étonné de l’interpolation opérée par Jean-Paul II. L’expression paulinienne est bien fidèlement rapportée dans le n°5 et dans le n°6. Mais dans le numéro 7, il la paraphrase, écrivant « de laquelle toute paternité et maternité tirent leur nom » ; la citation renvoie le lecteur à l’Épître aux Éphésiens 3, 14-15, où l’on cherchera en vain le terme « maternité ». Au n°9 Jean-Paul II ne paraphrase plus le verset de Saint Paul, il le cite directement… en y insérant une parenthèse inexistante dans la Bible : « fléchissant les genoux devant le Père, de qui toute paternité [et toute maternité] tire son nom au ciel et sur la terre ». La « maternité » s’est ainsi introduite entre deux parenthèses, pour être ensuite admise à plein titre dans le n°11 («  Fléchissant les genoux devant le Père, de qui toute paternité et maternité tirent leur nom… »), et ainsi de suite chaque fois que le verset est paraphrasé (n°16 et n°23), tandis que la parenthèse revient dans la citation du n°15. Curieusement, les paroles scripturaires « de Notre-Seigneur Jésus-Christ » sont ensuite omises chaque fois (sauf au n°15) sans même que le lecteur en soit averti par des points de suspension.

Que penser de l’adjonction, vraiment stupéfiante, du mot « maternité » à la citation de Saint-Paul ? A-t-il jamais été possible d’ajouter ou d’enlever quelque chose à la Divine Révélation ? Certainement non (cfr. Apoc. XXII, 18-19). Si Saint Paul a utilisé le terme « paternité » et non celui de « maternité » ça n’est sûrement pas par hasard. Certes, Dieu est créateur de toutes choses, cause première de tout « mouvement » (y compris celui de la maternité) et modèle de toutes les créatures. Il est vrai par ailleurs que Dieu, pur Esprit, est asexué, qu’il n’est ni homme ni femme. Mais ça n’est par un hasard si Dieu s’est révélé à nous comme Père et non comme Mère, et la seconde personne, celle du Fils (et non ‘de la Fille’) s’est incarnée dans un homme de sexe masculin, Jésus-Christ, qui est le ‘nouvel Adam’ » (cfr. le chapitre V de l’Épître aux Romains et le chapitre XV de la première Épître aux Corinthiens) et non la nouvelle Eve. Une fois posé que l’interpolation de l’Écriture Sainte opérée par Wojtyla n’est pas un hasard, quel en est le motif ?

Une explication insatisfaisante

Cherchons-en l’explication là où pour la première fois est introduit abusivement le terme « maternité » (n°7, p. Il). « La maternité – écrit Jean-Paul II – suppose nécessairement la paternité et, réciproquement, la paternité suppose nécessairement la maternité : c’est le fruit de la dualité accordée par le Créateur à l’être humain ‘dès l’origine’ ». Nous ne pouvons nous contenter de cette explication, c’est évident. En effet paternité et maternité sont réciproques seulement dans le cas d’une génération corporelle. Mais elles ne s’impliquent pas du tout dans la génération spirituelle, à laquelle aussi (et surtout) fait allusion Saint Paul : ni dans l’éternelle génération de Dieu le Fils par Dieu le Père (à sa paternité ne correspond pas la maternité) ni dans la « paternité » angélique à laquelle fait également allusion Saint Paul (cfr. Saint Thomas, Somme Théologique, I, q. 45, a. 5, ad 1 : Commentaire à l’Épître aux Éphésiens, 3, lect. 4) avec ces mots « in cælis ». Or, c’est justement la paternité de Dieu le Père dans le ciel qui est le modèle de toutes les autres paternités sur la terre ; ce modèle n’inclut donc pas nécessairement la maternité, à moins que, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce commentaire, on ne veuille, à la suite du Maître de Wojtyla, Soloviev, insérer en Dieu l’élément féminin.

Féminisme, pas seulement…

Jean-Paul II embrasse une enfant pendant la rencontre mondiale des familles les 8-9/10/94

Le lecteur qui craint d’arriver à cette conclusion inquiétante objectera peut-être qu’il y a une explication moins ésotérique et plus exotérique à l’intrusion abusive du terme « maternité » : il s’agirait d’une concession au féminisme, qui sévit même en théologie, concession allant jusqu’à réécrire la Bible au féminin. Ces concessions sont désormais « officielles ». Joseph Ratzinger, le soi-disant « bulldog de l’orthodoxie », a présenté, par exemple, un document officiel de la « Commission Biblique Pontificale » dans lequel il accepte un recours modéré « à l’exégèse féministe ». « De cette façon, comme l’a dit le bibliste Gianfranco Ravasi, ‘l’approche féministe qui se répand depuis une dizaine d’années est approfondie, avec une condamnation explicite de la ‘forme radicale’ ». Les seize commissaires [de la Commission Biblique Pontificale], cependant, ne manquent pas de remarquer que « le Dieu de la Bible » est en même temps père et mère [ce qui est faux, n.d.a.| : « Il est aussi Dieu de tendresse et d’amour maternel » [c’est vrai ! n.d.a.|, selon l’interprétation de Jean-Paul I. À la sensibilité féminine – a ajouté Ravasi – le document reconnaît la capacité de « découvrir et de corriger certaines interprétations courantes qui étaient tendancieuses et visaient à justifier la domination de l’homme sur la femme » (cfr. Avvenire, 19 mars 1994, p. 16).

Quels sont ces textes « tendancieux » ? Sans aller chercher dans l’Ancien Testament, il suffit de lire Saint Paul, là où l’Apôtre parle de la famille, sujet de la « Lettre » de Jean-Paul II : « Je veux que vous sachiez que le chef de tout homme est le Christ ; le chef de la femme, l’homme (…). Pour l’homme, il ne doit pas voiler sa tête parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme. Car l’homme n’a pas été de la femme, mais la femme de l’homme. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. C’est pourquoi la femme doit, à cause des anges, avoir sur sa tête un signe de sujétion [le voile] » (1 Cor. XI, 3 à 10). « Que les femmes se taisent dans les Églises, car il ne leur est pas permis de parler, mais elles doivent être soumises comme la loi elle-même le dit. Si elles veulent s’instruire de quelque chose qu’elles interrogent leur mari dans leur maison. Car il est honteux à une femme de parler dans l’Église » (1 Cor., XIV, 34-35). « Que les femmes soient soumises à leurs maris comme au Seigneur ; parce que l’homme est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Église et il est aussi le sauveur de son corps. Comme donc l’Église est soumise au Christ, ainsi le soient en toutes choses les femmes à leurs maris. Maris aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église (…). Que chacun de vous donc aime sa femme comme lui-même ; mais que la femme craigne son mari » (Eph, V, 22 à 33). « Que les femmes soient soumises à leur mari comme il convient dans le Seigneur. Maris aimez vos femmes et ne soyez point amers avec elles » (Col. III, 18-19). « Que la femme écoute en silence et dans une entière soumission ; Je ne permets point à la femme d’enseigner ni de dominer sur l’homme ; mais qu’elle garde le silence. Car Adam fut formé le premier, ensuite Eve, et Adam ne fut point séduit, mais la femme séduite tomba dans la prévarication. Toutefois elle sera sauvée par la génération des enfants, si elle demeure dans la foi, la charité et la sainteté jointe à la tempérance » (Tim. II, 11 à 15). « … prudentes, chastes, sobres, appliquées au soin de leur maison, bonnes, soumises à leurs maris, afin que la parole de Dieu ne soit point blasphémée » (Tite, II, 5). Le premier Pape, Saint Pierre, ne parlait pas autrement : « Pareillement que les femmes aussi soient soumises à leurs maris (…). Telle était Sara qui obéissait à Abraham, l’appelant son seigneur (…). Vous aussi, maris, Vivez sagement avec vos femmes, les honorant comme un vase plus fragile, et comme co-héritières de la grâce de vie (…) » (1, Pierre, III, 1 à 7). Que dire ? C’est la Parole de Dieu ! (Rendons grâces à Dieu…).

De toutes ces paroles de Saint Paul (et de Saint Pierre), il n’y a pas trace dans la « Lettre aux familles du Pape Jean-Paul II », qui cite pourtant continuellement l’Épître aux Éphésiens (les fidèles pourront-ils au moins les entendre dans les nombreuses lectures de la « messe » dominicale réformée ? Nous en doutons). Indubitablement les paroles des Apôtres vont à l’encontre de la mentalité courante, du « magistère » post-conciliaire, et, enfin, du nouveau droit de la famille de la République italienne ! Les rappeler serait difficile. C’est vrai. Tout cela sans la moindre ombre de misogynie : la soumission de la femme à l’homme ne veut pas dire qu’elle ait des qualités moindres (elle en a de différentes et de complémentaires) ou que, dans l’ordre de la grâce, bien plus important que celui de la nature, les femmes ne puissent être supérieures à l’homme, plus saintes que lui, puisque, comme le rappelle toujours Saint Paul, « il n’y a plus ni juif ni grec ; plus d’esclave ni de libre ; plus d’homme ni de femme. Car vous n’êtes tous qu’une chose dans le Christ Jésus » (Gal., III, 28). Et en effet, la créature la plus élevée en grâce est la pleine de grâce : une femme, Notre Dame, la Bienheureuse et toujours Vierge Marie.

Cependant, non seulement tout cela ne se retrouve pas dans la « Lettre » pour « L’année de la famille » ONUVaticanesque, mais il s’y trouve autre chose, et même le contraire. Tout d’abord, Jean-Paul II écrit, comme principe général, se référant encore une fois à la Gen. 1  ; 27 : « C’est là aussi la première affirmation de l’égale dignité de l’homme et de la femme : tous deux sont pareillement des personnes » (n°6, p. II). Karol Wojtyla, philosophe personnaliste, souligne continuellement (et sans restriction) la « dignité de la personne humaine » et, en l’occurrence, le fait que l’homme et la femme sont indéniablement et au même titre des « personnes ». Mais si tous les hommes sont également des personnes, cela ne signifie pas qu’il ne doive pas y avoir de relations hiérarchiques entre elles, de façon à instaurer seulement des rapports égalitaires. Et ce dernier point, pourtant, est la conséquence que Wojtyla semble tirer de l’égale dignité de personne commune aux hommes. Voyons pour le moment comment Wojtyla applique ce « principe » aux relations mari-femme et parents-enfants ; nous reviendrons ensuite sur le principe général (personnalisme, dignité humaine) pour remarquer qu’il l’applique même aux rapports entre l’homme et Dieu ! Jean-Paul II se réfère, comme il est normal, à la lettre aux Éphésiens : de celle-ci nous en avons donné des extraits éclairants (vous ne les trouverez pas cités par Wojtyla). « L’enseignement de la Lettre aux Éphésiens étonne par sa profondeur et par son autorité éthique [?]. En désignant le mariage, et indirectement la famille, comme le « grand mystère » en référence au Christ et à l’Église, l’Apôtre Paul peut redire encore une fois ce qu’il avait dit précédemment aux maris : « Que chacun aime sa femme comme soi-même ». Il ajoute ensuite : « Et que la femme ait du respect envers son mari (Éph., 5,33) » (n°19, p. IX). Ici Wojtyla aurait pu rappeler que, de même que l’Église obéit au Christ, la femme doit obéir au mari. Du moins, il n’aurait pas dû dénaturer la différence de rapports rappelée par Saint Paul qui dit que le mari doit aimer la femme tandis que la femme doit respecter le mari, là où « respecter » est préféré à « aimer » parce qu’il inclue le concept de sujétion. Voici par contre l’interprétation wojtylienne : « Du respect, parce qu’elle aime et qu’elle sait être aimée. C’est en vertu de cet amour que les époux deviennent un don réciproque ». Il est incontestable que les époux se donnent réciproquement et qu’ils doivent s’aimer réciproquement, ; l’erreur de Wojtyla ne consiste pas en ces affirmations, mais dans le « pourquoi » : la femme doit respecter son mari non parce qu’elle lui est soumise, mais pour des motifs valables, à parité, aussi pour le mari. Et en effet, Jean-Paul II poursuit : « Dans l’amour est contenu la reconnaissance de la dignité personnelle de l’autre et de son unicité sans équivalent : en effet en tant qu’être humain, chacun d’eux a été choisi par Dieu pour lui-même parmi les créatures de la terre (Vatican II, Gaudium et Spes, 24) ; cependant, par un acte conscient et responsable, chacun fait de lui-même un don libre à l’autre et aux enfants reçus du Seigneur ». La relation femme-mari est donc identique à celle qui existe entre deux personnes qui, selon la vision orgueilleuse de Vatican II, sont finalisées à elles-mêmes et se donnent d’égal à égal ; nous le verrons mieux par la suite. Il en est de même dans le rapport parents-enfants : ne sont-ils pas eux aussi « personnes », à égalité ? Après avoir rappelé l’Épître aux Éph. 6, 1 à 4, et le quatrième commandement, Wojtyla, sans mentionner aucune différence dans ce rapport, explique que le « honore » doit être réciproque : « Donc, l’Apôtre voit dans le quatrième commandement l’engagement implicite au respect mutuel entre mari et femme, entre parents et enfants, reconnaissant ainsi en lui le principe de la cohésion familiale » (n°19, p. IX). Non, pas du tout ! Cette fois, Jean-Paul II cite bien Saint Paul, mais Saint Paul marque une différence dans le « respect » que se doivent parents et enfants : les enfants doivent obéir, les parents, en éduquant, ne doivent pas exaspérer les enfants (cfr., Éph., 6, 1 à 4). Le rapport n’est pas identique.

Pour conclure revenons à notre question : pourquoi Jean-Paul II a-t-il interpolé Saint Paul en lui faisant dire que « toute maternité » vient du… Père [!] ? Nous pouvons répondre que certainement il a voulu céder aux instances féministes, mais là n’est pas tout. Derrière se cache une pensée personnaliste et, encore plus en profondeur, le concept qu’au fond Dieu (qui est une Personne et même Trois Personnes) est, comme l’a écrit l’Avvenire, le journal des Évêques, « à la fois père et mère », qu’il est en somme cet Androgyne (c’est-à-dire Hermaphrodite, Homme-Femme) primitif rêvé par la tradition ésotérique, à l’unité de laquelle il faudrait retourner pour résoudre la dualité (devinez un peu comment ?). Pour comprendre tout cela il suffit de relier l’interprétation du livre de la Genèse faite par Wojtyla (cfr. Sodalitium, n°36, pp. 63 à 66) à celle de la Lettre aux Éphésiens interpolée, d’éclairer le tout à la lumière de Soloviev et de servir en Loge ! Quant à la théologie « féministe », non seulement elle ne nous éloigne pas de cette conclusion, mais elle nous y reporte encore une fois, car l’idée d’un Dieu « féminisé » est un fondement de ladite « théologie » de quatre sous.

Le dieu hégélien et la mystique panslaviste

Mais quelle est la clé de la théologie wojtylienne ? La question nous mènerait trop loin. Les contributions à l’étude de la philosophie de Karol Wojtyla sont désormais nombreuses ; parmi elles il en est une, classique, de Rocco Buttiglione ; philosophe lui aussi, ami personnel de Jean-Paul II et actuel secrétaire du Partito Popolare (ex-D.C.) : « Il pensiero di Karol Wojtyla » (Jaka Book, Milano, 1982). La dernière en date est due à Jas Gawronsky (« Il Mondo di Giovanni Paolo II », éd. Mondadori, 1994) ; une bonne recension en a été faite par Enzo Bettiza dans la Stampa du 21 juillet 1994 (p. 17). Bettiza écrit de Jean-Paul II : « Sa perception de Dieu, entendu comme le sage moteur mobile plus qu’immobile d’une histoire finalistique et autoconsciente, est celle d’un théologien qui a lu à fond Hegel et qui cherche à retrouver la trace du filon chrétien originaire dans la leçon hégélienne sécularisée ; sa conception de la personne humaine, de la liberté et de la dignité humaine de l’individu, jette ses racines dans le personnalisme d’Emmanuel Mounier ; son modernisme gnoséologique, dans lequel thomisme se combine hardiment [et par conséquent se dénature et se perd !, n.d.a.] avec la phénoménologie allemande, se ressent d’une lecture comparée de Max Scheler et de Réginald Garrigou-Lagrange. Mais pour comprendre mieux encore, au-delà du Pontife, l’homme Wojtyla, le Wojtyla moraliste, enfin le politique complexe qu’est Wojtyla, à la fois postcommuniste et postcapitaliste, il faut remonter à son origine ethnique et géographique : il faut remonter à son intense et polyédrique polonité qui sciemment et orgueilleusement déborde en une sorte de fleuve de panslavité œcuménique, dans laquelle on ne parvient plus à distinguer avec netteté la ligne de démarcation entre orthodoxie d’Orient et catholicité d’Occident, entre Saint Benoît et les Saints Cyrille et Méthode. La coïncidence millénaire entre slavité et christianité semble beaucoup plus importante, pour Wojtyla, que la dissidence schismatique officielle entre Rome et Byzance. (…) le pasteur de Cracovie s’unit en un dialogue à plusieurs voix avec les grands mystiques, poètes et prophètes polonais et russes, de Brodzinski à Mickiewicz, de Dostoïevski à Soljenitsyne. (…) Enfin, il est tout à fait nouveau, historiquement excitant et extraordinaire qu’un tel appel salvifique s’élève directement de la Première Rome catholique plutôt que de la Troisième Rome orthodoxe. Ce sont les voies impénétrables du Dieu hégélien que Jean-Paul II connaît bien en tant que philosophe, théologien, et, surtout, en tant que politique, missionnaire et charismatique. Je dirais que le demi-slave Gawronsky a fait mouche en saisissant le noyau dur du phénomène Wojtyla ». Nous sommes d’accord, nous aussi avec cette analyse du dalmate Bettiza : la pensée de Karol Wojtyla, au-delà du thomisme de Garrigou-Lagrange, est un mélange entre la philosophie moderne post-kantienne (« il serait difficile, du reste, de nous identifier avec le monde du passé, même si nous l’admirions ; nous aurions des difficulté à vivre dans un monde d’‘avant copernic’, d’‘avant Einstein’, … et même d’‘avant Kant’. Je pense que le Concile a rempli son rôle en montrant le visage de la foi chrétienne à la mesure du monde d’aujourd’hui. Et du monde de demain ». Jean-Paul II à André Frossard, N’ayez pas peur, éd. Laffont, 1982, p. 282) et la fausse mystique panslaviste, avec ascendances « frankistes » (je ne me réfère pas au Général Franco, mais à J. Frank, « mystique » judéo-polonais !). Tels sont les principes de Wojtyla ; il les appliquera mot pour mot au sujet dont il est question ici, la famille. Si la philosophie de Soloviev l’a guidé jusqu’à maintenant dans la considération du Dieu Androgyne, le Personnalisme de Mounier va le pousser maintenant à donner de la famille une nouvelle définition.

Une « Lettre aux Familles » personnaliste

Le Concile Vatican II fut, au dire du Cardinal Wojtyla, « un Concile personnaliste » (lettre de Mgr Wojtyla à la rédaction de Tygodnik Powszechny et publiée dans En Esprit et en Vérité de Karol Wojtyla, éd. Le Centurion, 1980, p. 234). La « Lettre aux Familles » de Jean-Paul II est elle aussi un document ouvertement personnaliste. On lit en effet à la page VI (n°14) : « Nous sommes ainsi au cœur même de toute famille. Nous sommes également devant l’antithèse entre l’individualisme [égoïste, n.d.a.] et le personnalisme [altruiste, n.d.a.]. L’amour et la civilisation de l’amour sont en relation avec le personnalisme ». Et ailleurs : «  Le Concile Vatican II, particulièrement attentif au problème de l’homme et de sa vocation, déclare que l’union conjugale, ‘una caro’, ‘une seule chair’ selon l’expression biblique, ne peut être totalement comprise et expliquée qu’en recourant aux valeurs de la ‘personne’ et du ‘don’ » (n°12, p. V). Ce n’est pas pour rien que Wojtyla, contrairement à saint Thomas comme nous l’avons dit dans le précédent numéro, met l’image et la ressemblance de la créature avec le Créateur davantage dans les personnes que dans la nature divine. La première conséquence du personnalisme woyjtylien est une monstrueuse exaltation, presque une divinisation, de la personne humaine.

Dignité anormale de la personne humaine, fin en soi

La saine philosophie admet la valeur du concept de « personne » Mais le développement que donnent de cette dignité Vatican II et Wojtyla est monstrueusement anormal.

D’abord, en quoi consiste la divine Révélation ? Quelqu’un de simple ou de démodé répondrait que le Christ nous a révélé Dieu et ses mystères. Dans la « Lettre », c’est en vain que vous chercheriez cette réponse. Le Christ nous a enseigné, plus que la théologie, l’anthropologie. Comme dirait Paul VI qui le disait de l’Église, « il est un expert en humanité ». C’est là en effet une autre phrase-clef du Concile (dans Gaudium et Spes, n°22) : «  Si donc le Christ ‘manifeste pleinement l’homme à lui-même’ (GS, 22) c’est d’abord par la famille dans laquelle il a choisi de naître et de grandir qu’il le fait… » (n°2, p. D ; «  La civilisation de l’amour, au sens actuel du terme, s’inspire d’un passage de la Constitution conciliaire Gaudium et Spes : ‘Le Christ manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation’ » (n°13, p. V) ; « La source la plus riche pour la connaissance du corps est le Verbe fait chair. Le Christ révèle l’homme à l’homme. Cette affirmation du Concile Vatican II est, en un sens, la réponse, attendue depuis longtemps, que l’Église a donnée au rationalisme moderne » (n°19, p. X). Cette révélation n’est pas cependant propre au Christ : elle est une caractéristique de la personne humaine : « Le ‘bel amour’ tire toujours son origine de l’auto-révélation de la personne. Dans la création Eve se révèle à Adam, comme Adam se révèle à Eve » (n°20, p. X). Quels sont alors les « drames modernes », les nouvelles « hérésies », si l’on peut dire ? S’être détaché « de la vérité plénière sur l’homme, de la vérité Sur ce que sont l’homme et la femme comme personnes. (.…) manipuler le message en falsifiant la vérité sur l’homme » (n°20, p. IX).

Qu’est-ce que Jésus-Christ aurait donc révélé de si important sur l’homme ? Tout d’abord : « Le Concile Vatican II parle de la ressemblance avec Dieu en des termes on ne peut plus significatifs. Il ne se réfère pas (…), mais aussi et surtout à l’image et à la ressemblance divines que tout être humain possède déjà par lui-même… » (n°8, p. III) contrairement à l’enseignement de saint Thomas rappelé plus haut (1, 93, 4) selon lequel la « ressemblance » avec Dieu est donnée seulement par la grâce sanctifiante que ne possède pas tout homme, et encore moins « de par lui-même ».

« Famille, que dis-tu de toi-même ? (…) Moi je suis Gaudium et Spes ». Par ce jeu de paroles, prononcé durant le discours aux familles le 8/10/94, Jean-Paul II illustre le poids qu’a le document conciliaire « Gaudium et Spes » dans la nouvelle conception de la famille.

Il aurait révélé ensuite que « par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme (…). Le mystère divin de l’Incarnation du Verbe a donc un rapport étroit avec la famille humaine. Et cela, non seulement avec une famille, celle de Nazareth, mais en quelque sorte avec toute famille, d’une manière analogue à ce que dit le Concile Vatican II à propos du Fils de Dieu qui, par l’Incarnation, ‘s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme’ (GS, 22) » (n°2, p. I) et, par conséquent avec chaque famille et avec LA famille humaine. Par cet effet présumé de l’Incarnation (par le fait même de l’Incarnation, abstraction faite de la grâce) « … le mystère de l’Incarnation et, avec lui, le mystère de la Sainte Famille, est profondément inscrit dans l’amour sponsal de l’homme et de la femme et, indirectement, dans la généalogie de toute famille humaine » (n°20, p. X). Aussi Jésus « Rédempteur et Époux de l’humanité », au jugement dernier, « confirmera définitivement la vérité que l’Époux était avec nous, sans que, peut-être, nous l’ayons su » (n°22, p. XI) [note : étant donné que les chrétiens savent que Jésus est l’époux de l’Église, celle qui ne le sait pas est l’humanité non-chrétienne, elle aussi épouse, inconsciente, du Christ !] En effet « Le juge est l’Époux de l’Église et de l’humanité » (n°22, p. XI) et « l’Époux divin accomplit la rédemption de toutes les familles » [en acte ou en puissance » ?] « dans le mystère de la Sainte Famille » (n°23, p. XI). Ensuite, pourquoi l’Incarnation ? Les Pères répondent : « Dieu s’est fait homme, afin que nous devenions des dieux » (n°21, p. XI), des « dieux », c’est-à-dire des fils adoptifs, par la Grâce, de l’unique Dieu. Jean-Paul II souligne démesurément cette participation de l’homme [en grâce de Dieu] à la nature divine. Au point que…

Au point que la personne humaine semble être, pour Wojtyla, un vrai Dieu. Parmi les expressions de Vatican Il il en est une tirée de Gaudium et Spes, qui, dans notre document est bien citée sept fois (n°9, p. II, citée deux fois ; n°11, p. IV, citée deux fois ; n°12, p. V ; n°13, p. V ; n°19, p. IX) : « Comme l’affirme le Concile, l’homme est la seule créature sur la terre que Dieu a voulue pour elle-même… » (GS, 24). Le lecteur pourrait interpréter la phrase conciliaire de la façon suivante : alors que les autres créatures sur la terre ont été voulues par Dieu pour l’homme, l’homme au contraire n’a pas été ordonné à une autre créature, mais à Dieu. Une telle interprétation serait orthodoxe, mais elle ôterait à la proposition toute son importance : il s’agirait d’une banale vérité du catéchisme. Alors qu’au contraire la proposition est loin d’être banale, et tout de suite le sens évident de la phrase sonne mal, et se concilie mal aussi avec l’interprétation bénigne que nous venons de donner. Le Concile, en effet, ne dit pas que l’homme sur la terre est ordonné à Dieu, voulu pour Dieu, mais que l’homme est voulu pour lui-même. Le pour indique la finalité : l’homme est finalisé à lui-même. Que pense Wojtyla de cette phrase ? Justement ceci : « Dieu ‘veut’ l’homme comme être semblable à lui, comme personne. Cet homme, tout homme, est créé par Dieu ‘pour lui-même’. (…) Dans la constitution personnelle de chacun est inscrite la volonté de Dieu, qui veut que la fin de l’homme soit en un sens lui-même. Dieu remet l’homme à lui-même » (n°9, p. III). Ce « pour lui-même » ne fait donc pas référence au fait que, pour les philosophes, la personne est sui juris et existe pour elle-même. Non : il indique précisément la finalité, le but de l’existence humaine ! L’homme sa propre fin est-il alors également fin ultime comme Dieu ? Lisons encore Jean-Paul II : « La personne ne peut jamais être considérée comme un moyen d’atteindre une fin, et surtout jamais comme un moyen de ‘jouissance’. C’est la personne qui est et doit être la fin de tout acte. C’est ainsi seulement que l’action répond à la véritable dignité de la personne » (n°12, p. V). Incroyable mais vrai ! Telle et tant est la dignité de la personne humaine qu’elle n’est jamais un moyen, mais toujours une fin. Mais voilà qui est la définition des fins ultimes, ou bien de Dieu ! Est-ce que la personne humaine ne sera pas au moins finalisée à Dieu ? NON. Laissons à Rocco Buttighione la tâche de nous expliquer cette pensée wojtylienne déjà exprimée dans « Amour et responsabilité » : « ‘Nul n’a le droit – explique en effet Wojtyla – de se servir d’une personne, d’en user comme d’un moyen, PAS MÊME DIEU SON CRÉATEUR. De la part de Dieu c’est d’ailleurs tout à fait impossible, car en dotant la personne d’une nature raisonnable et libre, Il lui a conféré le pouvoir de s’assigner elle-même les buts de son action…’ (cfr. Amore e responsabilita, éd. Marietti, 1980, p. 19 ; je rappelle que l’édition originale en polonais est de 1980 ; n.d.a.). Reprenant et complétant la formulation kantienne de l’impératif catégorique, Wojtyla formule en ces termes la norme personnaliste, qui constitue le point d’orientation fondamental de toute sa pensée éthique : ‘Chaque fois que dans ta conduite une personne est l’objet de ton action, n’oublie pas que tu ne dois pas la traiter seulement comme un moyen, comme un instrument, mais tiens compte du fait qu’elle aussi a, ou du moins devrait avoir, sa propre fin’. Il explique ensuite un peu plus loin : ‘Ainsi formulé, ce principe se trouve à la base de toute liberté bien comprise, et surtout de la liberté de conscience’ » (ibidem, p. 20). Puis, en note, Buttiglhione explique : « Ce principe est à la base de toute l’élaboration de Wojtyla sur la personne et même de sa compréhension du Concile Œcuménique Vatican II et de son importance philosophique » (op. cit., pp. 111-112 dans l’édition Fayard, 1984, p. 133). Le tristement célèbre droit à la liberté religieuse (rappelé, incidemment, aussi dans la Lettre, n°16, p. VII), tout comme Vatican II en général, se fonde sur cette aberrante conception de la dignité humaine (ça n’est pas un hasard si la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse s’intitule Dignitatis humanæ personæ). Or le présumé principe de Kant-Wojtyla est un principe inversé. Comme le rappelle Saint Thomas « Dieu est la cause finale de toute chose » (I, 44, 4) étant donné, comme le dit l’Écriture, que « Le Seigneur a opéré toutes choses POUR LUI-MÊME, propter semetipsum » (Prov. 16, 4), « non en vue d’augmenter sa béatitude ni pour acquérir sa perfection, mais pour la manifester par les biens qu’il accorde aux créatures » (Concile Vatican I, sess. III, chap. [). C’est pourquoi « anathème à qui (…) nierait que le monde a été fait pour la gloire de Dieu » (ibidem, can. 5). Dieu est donc la fin du « monde et de toutes les choses qui y sont contenues, les spirituelles et les matérielles (…) dans la totalité de leur substance » (ibidem) et donc aussi des personnes humaines. Elles sont donc un moyen pour Dieu de manifester sa propre gloire et sa propre bonté, quoiqu’en pense Kant-Wojtyla ; l’unique différence entre les personnes et les êtres irrationnels est que toutes doivent réaliser cette fin selon leur propre nature : consciemment, les êtres rationnels, inconsciemment les autres (la question est traitée en détail par tous les théologiens et admirablement résumée, par exemple, par Merkelbach o.p. dans sa Summa Theologiæ Moralis, t. 1, n°13).

Mais ce sont là des vieilleries thomistes et extrinsécistes ! La nouvelle philosophie personnaliste dit tout autre chose ! Jean-Paul II n’hésite pas à reprendre (et à extrapoler) le passage de Saint Paul qui lui est si cher pour lui donner une application qu’il est difficile de ne pas qualifier de blasphématoire : « Dans leur vie » écrit Jean-Paul II faisant allusion au mari et à la femme, « la paternité et la maternité constituent une ‘nouveauté’ et une richesse si admirables qu’on ne peut les aborder qu’‘à genoux’ » (n°7, p. I). Ici il fait clairement référence à Éph. III, 14-15, et là où Saint Paul plie le genou devant le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, Jean-Paul II, lui, le plie et veut que nous le pliions devant la paternité et la maternité humaine, comme s’ils étaient Dieu. Voilà où porte le « culte de l’homme » proclamé par Paul VI à la fin de Vatican II. Mais dans la Lettre aux Familles l’exaltation de l’homme par Jean-Paul II ne s’arrête pas là. Il écrit : « Le bien commun de la société entière réside dans l’homme, qui, comme on l’a rappelé, est la ‘route de l’Église’ (Redemptor hominis, 14) ? II est avant tout la ‘gloire de Dieu’ : ‘Gloria Dei vivens homo’, selon la formule bien connue de Saint Irénée, qui pourrait aussi se traduire : ‘la gloire de Dieu, c’est que l’homme vive’. Nous sommes ici, pourrait-on dire, en présence de la plus haute définition de l’homme : la gloire de Dieu est le bien commun de tout ce qui existe ; c’est le bien commun du genre humain. Oui ! L’homme est un bien commun (…) » (n°11,p. IV). Et par homme on n’entend pas seulement le concept abstrait, mais la personne concrète : « il l’est non seulement comme individu qui fait partie de la société humaine, mais comme ‘cet homme’. Dieu Créateur l’appelle à l’existence ‘pour lui-même’ et lorsqu’il vient au monde, l’homme commence dans la famille sa ‘grande aventure’, l’aventure de la vie. ‘Cet homme’, en tout cas, a le droit de s’affirmer lui-même en raison de sa dignité humaine » (ibidem). Il y à là, en peu de lignes, beaucoup de confusion. L’Écriture dit en réalité « vir… imago et gloria Dei est » (1 Cor. XI, 7) : l’homme (masculin) est la gloire de Dieu. Et Saint Thomas commente : « le terme ‘gloire de Dieu’ a deux significations. L’une en tant que Dieu est glorieux en lui-même, et en ce sens l’homme n’est pas la gloire de Dieu mais Dieu, plutôt, est la gloire de l’homme, comme dit le Psaume III, 4 : « Mais Vous, Seigneur, Vous êtes mon soutien, ma gloire ». Dans un autre sens on appelle ‘gloire de Dieu’ sa splendeur qui en dérive selon ce qu’il est dit dans l’’Exode XL, 32 : « la gloire du Seigneur le remplit ». Et en ce sens on dit que « l’homme (vir) est la gloire de Dieu », en tant que la splendeur (claritas) de Dieu se reflète immédiatement sur l’homme (masculin), comme dit le Psaume IV, 7 : « La lumière de Votre visage a été marquée sur nous, Seigneur » (ad 1 Cor, lectio II, n. 605). L’homme est la gloire de Dieu par conséquent seulement en tant que la gloire de Dieu se reflète sur lui, créé à Son image. En ceci consiste la gloire externe de Dieu : dans le fait que l’homme, et le reste de la création, manifestent ses perfections. Et puisque l’homme est une créature rationnelle, il doit procurer non seulement la gloire « objective » de Dieu, par le simple fait de « vivre » ou d’exister, comme les créatures irrationnelles, mais aussi la gloire « formelle », c’est-à-dire « en reconnaissant, louant et aimant la perfection divine » (cfr. Merkelbach, t. 1, n°10, 3°). Un homme qui n’obtempère pas aux fins pour lesquelles il est créé, c’est-à-dire, selon la célèbre expression de Saint Ignace, « pour louer, honorer et servir Dieu notre Seigneur, et par ce moyen sauver son âme », ne procure pas la gloire de Dieu et, par le péché, déchoit de sa dignité dérivée justement de Dieu : « Par le péché l’homme s’écarte de l’ordre prescrit par la raison : par là même il déchoit de la dignité humaine qui consiste à naître libre et à exister pour soi ; il en arrive ainsi, d’une certaine manière, à l’asservissement des animaux privés de raison… (…) en effet un homme mauvais est pire qu’une bête féroce, il est plus malfaisant » (Saint Thomas, Somme Théologique, II-II, 64, 2 ad 3). Mais de ces aspects négatifs de l’homme il n’y a pas trace dans le commentaire de Jean-Paul II, c’est pourquoi non seulement l’homme est « bien commun », mais chacun en particulier est « bien commun » ; l’’apparente contradiction (d’un individu qui serait bien commun) s’éclaircit si l’on se rappelle que pour Jean-Paul II toute personne est la fin de notre action, et jamais un moyen pour une fin plus élevée.

Telle et tant est cette dignité humaine, et même de la personne humaine, finalisée à elle-même, que Jean-Paul II semble en demeurer lui-même perplexe ; il se demande : « Le destin ultime de l’homme n’est-il pas en désaccord avec l’affirmation que Dieu veut l’homme ‘pour lui-même’ ? Si l’homme est créé pour la vie divine, existe-t-il vraiment pour ‘lui-même’ ? (…) Il pourrait sembler que Dieu le soustraie définitivement à son existence ‘pour lui-même’ » (n°9, p. III). C’est ce que tout le monde se demande, d’autant plus qu’il ne peut y avoir deux fins ultimes : l’homme et Dieu (cfr. Saint Thomas, S.T., I-II, 1, 5). Mais Wojtyla réussit dans cette entreprise impossible. Tout d’abord il faut observer que même si Dieu n’avait pas appelé l’homme à la « vie divine » surnaturelle, ce dernier n’en aurait pas moins existé non « pour lui-même » mais pour son Créateur ! Élevé gratuitement à l’ordre surnaturel (Wojtyla ne fait jamais de distinction entre ordre surnaturel et naturel, comme si le naturel exigeait le surnaturel) l’homme continue à être finalisé à Dieu et non à lui-même. Mais voici ce que dit Jean-Paul II : « Saint Augustin nous répond par les célèbres paroles : ‘Notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il se repose en toi’. Ce ‘cœur sans repos’ montre qu’il n’y a aucune contradiction entre l’une et l’autre finalité, qu’il y a au contraire un lien, une coordination, une unité profonde. Par sa généalogie même, la personne créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, en participant à sa Vie, existe ‘pour elle-même’ et se réalise » (ibidem). Attention ! Vatican affirme que l’homme est voulu par Dieu ‘pour lui-même ». Jean-Paul II le répète et l’affirme de la personne humaine. De toute personne humaine. Cette personne humaine existe pour elle-même. Or il nous dit que c’est en participant à la vie divine que la personne existe pour elle-même. Nous devons en déduire que chaque personne humaine participe, en tant que personne, à la vie divine, sans doute parce que « par l’Incarnation le Christ s’est uni d’une certaine façon à chaque homme » ? En effet tout de suite Jean-Paul II répète que « Dieu veut l’homme pour lui-même » et que le vouloir divin est éternel, que par conséquent « à l’instant même de sa conception l’homme est déjà ordonné à l’éternité en Dieu » (n°9, p. III). Ordonné à Dieu : en puissance, comme sa fin ultime ? Oui, certes. En acte, en étant déjà uni à Dieu ? Pas du tout, au contraire. Il n’est pas en état d’ordre mais de désordre et de péché ; le péché originel dont Wojtyla ne semble pas trop se préoccuper lorsqu’il applique à la « généalogie de la personne », de chaque personne, ce que l’Écriture dit de Jérémie et que l’Église applique à Saint Jean-Baptiste, purifiés du péché originel dans le sein maternel : « Avant que Je t’eusse formé dans le sein de ta mère, je t’ai connu (…) ; avant que tu fusses sorti de ses entrailles , je t’ai sanctifié » (Jer., I, 5). Or il n’est pas vrai du tout qu’à peine conçue, chaque personne humaine est déjà consacrée, élue, sanctifiée ! Voilà où mène le personnalisme wojtylien.

Troisième et dernière partie

La position philosophique personnaliste de Karol Wojtyla le porte inéluctablement à avoir une nouvelle conception de la famille et du mariage. Voyons de quelle manière il exprime cette nouvelle conception dans sa Lettre aux Familles.

Mariage et famille à la mode « personnaliste »…

Jean-Paul II est bien conscient de s’éloigner du concept traditionnel de la famille. Voici comment il décrit le point de vue désormais « dépassé » par la nouvelle philosophie : « La famille toujours été considérée comme l’expression première et fondamentale de la nature sociale de l’homme. En substance, cette conception n’a pas changé, pas même aujourd’hui » (n°7).

Ici Karol Wojtyla rappelle, en passant, la « vieille » conception de la famille. C’est l’unique fois qu’il le fera. L’Église rappelle que, par nature, l’homme est, selon la célèbre expression d’Aristote, un « animal social », ordonné à vivre en société. Que, toujours par nature, il tend à établir une union permanente entre un homme et une femme pour la propagation du genre humain (et c’est le mariage et sa fin première, la génération des enfants). Que, naturellement, de la société conjugale dérive la société parentale, ou famille, qui est le fondement de la société civile elle-même, qui n’est rien d’autre que l’union de plusieurs familles pour réaliser le bien commun (Cf. par exemple : Victor Cathrein SJ, Philosophia Moralis, Herder, nn°512 ss. et 551 ss.). Tout le récent magistère pontifical l’a continuellement répété ; il suffit de consulter, même distraitement, le recueil des Enseignements Pontificaux édité par les moines de Solesmes. Jean-Paul II le sait et, explicitement, ne le nie pas. Même, « en substance » ce serait encore ainsi (nous voudrions savoir ce qu’il considère accidentel et, donc, changé, étant donné que la nature humaine ne change pas). Mais cette stable et objective nature de l’homme, aujourd’hui, n’est plus à la mode. Donc, aujourd’hui, il faut donner une définition (ou mieux, une description) différente de la famille…

« Mais de nos jours on préfère mettre en relief ce qui dans la famille (…) vient de l’apport personnel de l’homme et de la femme. La famille est en effet une communauté de personnes, pour lesquelles la vraie façon d’exister et de vivre ensemble est la communion : communio personarum. Ici encore, étant sauve la transcendance absolue du Créateur par rapport à la créature [quand même !, n.d.a.] ressort la référence exemplaire au ‘Nous’ divin. Seules les personnes sont capables d’exister en ‘communion’ » (n°7).

En quelques lignes, apparemment anodines et, même, hautement spirituelles (Assez du païen Aristote ! Assez du concept scolastique de nature ! Assez d’une vision naturaliste, rationaliste même, de la famille !), Jean-Paul II conduit les familles qui le lisent (et le comprennent, ce qui n’est pas évident) à se fourvoyer. Surtout, il y aurait des définitions différentes de la famille suivant les époques : autrefois on disait comme ça, aujourd’hui on préfère autrement. Et demain ? En conséquence, on déplace l’accent de la nature à la personne. Avec quelles conséquences pratiques ? Nous le verrons en parlant des fins du mariage, et tout sera plus clair. Enfin, il peut ainsi revenir à son thème préféré : l’homme et la femme (l’homme-femme) sont à l’image et à la ressemblance pas tant de la nature divine, mais des Personnes divines ; et ce, encore plus, dans la famille (le mariage reconstitue-t-il l’androgynie primitive de Dieu qui, dans les créatures, a été brisée ?).

La vieille conception de la famille a donc été citée uniquement pour lui donner l’ultime honneur avant la sépulture (comme pour les preuves de l’existence de Dieu dans Entrez dans l’Espérance). La nouvelle définition de la famille (ou, plutôt, du mariage), au contraire, est continuellement reprise : « Le mariage, le mariage sacrement, est une alliance des personnes dans l’amour » (n°7) ; « Le mariage est une communion unique de personnes » (n°10), et carrément, « à la lumière de cette vérité » (c’est-à-dire « la vérité tout entière sur la personne humaine et sur sa dignité ») « la famille peut être totalement la grande ‘révélation’, la première découverte de l’autre : la découverte réciproque des époux, puis la découverte de chaque fils ou fille qui naît de leur union » (n°20) ! Ce changement a-t-il un but ?

…pour renverser la hiérarchie des fins !

Si le mariage n’est plus le vieux et vulgaire « contrat » du droit romain et du code de droit canonique (can. 1012), mais un plus noble « pacte » (nn°7 et 17), même, « une alliance », « une communion de personnes », la famille devient une « communauté de personnes » (n°7). Quelle différence y a-t-il entre « communion » et « communauté » ? « La communion – répond Wojtyla – concerne la relation personnelle entre le je et le tu. La communauté dépasse au contraire ce schéma dans la direction d’une société, d’un nous » (ibidem). En pratique, la naissance des enfants transforme la « communion » en une « communauté » de personnes ; et voilà la famille. Mais, pour en revenir au mariage, la nouvelle description wojtylienne et personnaliste en change-t-elle aussi les fins ? Certainement ! Ou, pour mieux dire, elle en change la hiérarchie.

Il faut rappeler au lecteur l’enseignement de l’Église à ce propos, fondé sur le droit naturel. Il est admirablement résumé par le Code de droit canonique de Benoît XV au canon 1013 § 1, où il est dit : « La fin principale du mariage est la procréation et l’éducation des enfants ; sa fin secondaire, c’est l’aide mutuelle des époux et l’apaisement de la concupiscence ». « Ce canon n’est pas – notez bien – une simple, quoiqu’importante, disposition disciplinaire, mais un véritable principe de doctrine, rappelé par l’infaillible magistère de l’Église » (P. ALFREDO BOSCHI S.J., Problemi morali del matrimonio, Marietti, Turin, 1953, p. 306).

Toutefois, poursuit l’excellent Père Boschi, « la doctrine traditionnelle ne satisfit pas les esprits chercheurs de nouveau et méprisants de l’Ipse dixit, désireux surtout de mettre en relief l’élément psychologique et affectif de la société conjugale qui doit être une pleine communion des âmes entre les deux époux. (…) Ceux-ci se scandalisent presque de la conception canonique du mariage, pour qui suffit à la validité du contrat la donation et l’acceptation perpétuelle et exclusive à l’accomplissement sur leur corps des actes aptes de leur nature à la génération des enfants (can. 1081 § 2). Tout ceci – disent-ils – réduit le mariage à une fonction spécifiquement sexuelle, le découronnant et le dépouillant de sa beauté et spiritualité et le rendant au contraire quelque chose de matériel et presque vulgaire » (pp. 307-308). « Les principaux centres des nouvelles idées furent au nombre de deux : un surtout italien, de juristes (…) ; l’autre surtout allemand, de philosophes et théologiens » (ibidem). « Le courant allemand, occasionné, peut-être, par l’effort de s’opposer à l’inhumaine et matérialiste conception du mariage soutenue par le nazisme, eut ses principaux partisans en Herbert Doms, professeur de Théologie à l’Université de Breslau, et en Bernardin Krempel, précédés, d’ailleurs, d’une certaine manière, par D. Von Hildebrand [devenu ensuite, hélas, un chef de file, du traditionalisme, n.d.a.]. Avec des teintes et des modalités assez diverses, en mettant en relief très fort la communauté de vie découlant du mariage, ils arrivèrent aux conclusions suivantes :

a) L’homme et la femme sont pour se compléter l’un l’autre.

b) Dans ce mutuel complément personnel des époux à travers la pleine communion de leur vie et activité ou, en d’autres mots, dans le mutuel amour et union des époux favorisés et perfectionnés par l’offrande spirituelle et corporelle (psychique et somatique) de leur personne, consiste la fin première du mariage.

c) La procréation et les enfants n’est pas la fin première du mariage, mais plutôt son fruit et son effet, conséquence naturelle mais non nécessaire de l’union matrimoniale ; en tout cas, si justement on veut parler de fin, c’est une fin seulement secondaire, biologique et non pas personnelle » (Boschi, pp. 309-310).

« Tant le livre de Krempel, que celui de Doms durent, par décret du Saint-Office (31 décembre 1939), être retirés du commerce : de ce dernier aussi durent être retirés tant le texte original que les traductions françaises et anglaises. Le Saint-Office condamna ensuite les nouvelles théories, en réaffirmant la doctrine traditionnelle de l’Église sur les fins du mariage, par un décret important du 1er avril 1944 [D.S. 3838]. On pouvait espérer que, avec l’intervention du suprême organe préposé à la défense de la pureté de la foi et de la doctrine chrétienne, toute controverse serait désormais close dans le camp catholique. Mais, malheureusement, il n’en fut pas ainsi, et il y eut encore par la suite des études et des publications favorables aux nouvelles théories » (ibidem, p. 311). Le Père Boschi cite, à ce propos, les ouvrages de Biot (1946), Scremin (1948), don Panzarasa (1946), de l’abbé Lochet (1951), du docteur di Robilant (1951), et même l’édition italienne du livre interdit de Doms ! Ces faits en disent long – soit dit en passant – sur l’obéissance au Pape et à l’Église des « progressistes », toujours prêts, maintenant, avec une hypocrisie pharisaïque, à nous accuser de désobéissance !

Que disent ces auteurs ? Ils essayent, en vain, de concilier la doctrine de l’Église avec la doctrine condamnée, en retombant dans les mêmes erreurs. Pour les soutenir ils adoptent, selon le décret du Saint-Office, une terminologie impropre. Ils abandonnent la terminologie de la scolastique, consacrée par l’Église, pour ensuite « emprunter à la philosophie de Max Scheler (…) une nouvelle catégorie riche d’obscure signification mystico-sentimentale, le soi-disant sens du mariage qui constitue l’essence de cette institution » (Boschi, p. 319). Ici, le lecteur doit… dresser les oreilles, parce que tous savent que le philosophe Karol Wojtyla a abandonné le thomisme pour se faire disciple de Scheler ! Et de fait le personnalisme abonde dans les concepts de ces écrivains réprouvés. Herbert Doms, dès le titre de son article, ne définit-il pas sa position « une conception personnaliste du mariage » (Amorces d’une conception personnaliste du mariage d’après St Thomas, dans Revue Thomiste, 45, 1939) ? Qu’on lise aussi l’abbé Lochet : « Ce serait en effet inadmissible, si l’ensemble de ces fins sociales n’était ordonné, tout entier à un ordre transcendant, qui est celui de la communion des personnes. On répugne à admettre que tous les échanges de vie, de services et d’affection entre les parents soient destinés simplement à préparer le terrain, où pourra germer, puis grandir le fruit de leur union : l’enfant. Ne serait-ce pas (…) ordonner les plus hautes activités humaines à une sorte de production, aliéner l’homme. Jamais les personnes, comme telles, ne peuvent être ordonnées à un bien social, aussi élevé qu’il soit. N’est-il pas urgent alors de rendre à l’amour conjugal et à ses actes leur dignité, en les ordonnant à la seule expression et vie de l’amour des époux. Lochet distingue une « fin sociale » ou « fin communautaire », « dont la première est la procréation », d’une « fin personnelle ». La procréation des enfants serait la fin première du mariage « comme société » (la vieille conception, selon Jean-Paul II), mais cette fin serait au moins égale, et même, à son tour ordonnée, à la fin personnelle, à la communion des personnes. (Boschi, pp. 313-314). Don Panzarasa, lui aussi, admet deux fins premières : celle toujours et seule reconnue par l’Église (les enfants) et la nouvelle fin « personnelle ».

Quelle est la réponse de l’Église ? La condamnation, sans moyens termes, des nouveautés. Ces condamnations sont contenues dans les documents suivants :

a) Discours de Pie XII aux membres de la Rote, le 3 octobre 1941 (A.A.S., 33, 1941, p. 421 ss).

b) Sentence Rotale coram Wynen du 22 janvier 1944, insérée exceptionnellement, par volonté de Pie XII dans les Acta Apostolicæ Sedis (A.A.S., 36, 1944, p. 179-209).

c) Décret du Saint-Office, du 1er avril 1944 (A.A.S., 36, 1944, p. 103).

d) Discours de Pie XII à un groupe de pères de famille français du 18 septembre 1951 (A.A.S., 43, 1951, p. 733).

e) Discours de Pie XII aux sages-femmes du 29 octobre 1951, nn°43-57.

Remarquez bien que les paroles de Pie XII sont drastiques. Dans le discours aux sages-femmes il écrit, par exemple : « … il s’agit ici au contraire d’une grave inversion de l’ordre des valeurs et des fins fixées par le Créateur Lui-même. Nous nous trouvons devant la propagation d’un ensemble d’idées et de sentiments directement opposés à la clarté, à la profondeur et au sérieux de la pensée chrétienne (…) Or, la vérité est que le mariage, comme institution naturelle, en vertu de la volonté du Créateur a pour fin première et intime non le perfectionnement personnel des époux, mais la procréation et l’éducation de la nouvelle vie. Les autres fins, tout en étant également voulues par la nature, ne se trouvent pas sur le même rang que la première, et encore moins lui sont-elles supérieures, mais elles lui sont essentiellement subordonnées. (…) Précisément, pour couper court à toutes les incertitudes et déviations qui menaçaient de répandre des erreurs au sujet de la hiérarchie des fins du mariage et de leurs rapports réciproques, Nous avons rédigé Nous-même, il y a quelques années (10 mars 1944), une déclaration sur l’ordre de ces fins, indiquant ce que révèle la structure interne de la disposition naturelle, ce qui est le patrimoine de la tradition chrétienne, ce que les Souverains Pontifes ont enseigné à plusieurs reprises, ce qui ensuite a été dans les formes requises fixé par le Code du droit canonique (can. 1013, § 1). De plus, peu après, pour redresser les opinions contraires, le Saint-Siège, dans un décret public, a déclaré qu’on ne peut admettre la pensée de plusieurs auteurs récents qui nient que la fin première du mariage soit la procréation et l’éducation de l’enfant, ou enseignent que les fins secondaires ne sont pas essentiellement subordonnées à la fin première, mais équivalentes et en sont indépendantes » (nn°46-48).

Pie XII a bien conscience de condamner, par ces mots, une conception personnaliste du mariage et de ses finalités ; il commence en effet à décrire la thèse erronée : « Les valeurs de la personne et la nécessité de les respecter sont un thème qui, depuis vingt ans, occupe toujours plus les écrivains. Dans beaucoup de leurs théories, même l’acte spécifiquement sexuel a sa place marquée pour le faire servir à la personne des conjoints. Le sens propre et le plus profond de l’exercice du droit conjugal devrait consister en ceci que l’union des corps est l’expression et la réalisation de l’union personnelle et affective. (…) Si de ce don réciproque complet des époux naît une vie nouvelle, celle-ci est un résultat qui reste en dehors ou tout au plus comme à la périphérie des valeurs de la personne ; résultat que l’on ne refuse pas, mais dont on ne veut pas qu’il soit comme au centre des rapports conjugaux » (nn°43-44). Or, nous l’avons vu, la Lettre aux Familles de Jean-Paul II se réfère explicitement à la conception personnaliste du mariage. Wojtyla en déduira-t-il, comme ses précurseurs, une fausse position sur les fins du mariage ?

Voyons, tout d’abord, ce que lui-même écrit en 1960, alors qu’il était archevêque-métropolite de Cracovie, dans Amour et responsabilité (éd. française, Société d’éditions internationales, Paris 1965), particulièrement aux chapitres I et IV. Les paroles claires du Pape Pacelli étaient encore trop proches (et Vatican II n’était pas encore là) pour ne pas rappeler au passage la doctrine traditionnelle de la hiérarchie des fins du mariage, en évitant toutefois toute référence aux discours de Pie XII et aux erreurs, condamnées, des personnalistes. Cette conception ne trompe pas ; comme Lochet, Mgr Wojtyla se débrouille habilement pour concilier les inconciliables. Surtout, en parlant lui aussi des deux ordres : « dans les rapports conjugaux de l’homme et de la femme, deux ordres se rencontrent : celui de la nature, dont la fin est la reproduction, et l’ordre des personnes qui s’exprime dans leur amour et tend à sa plus complète réalisation » (p. 213). Relativement ensuite à l’ordre même de la nature, « il convient de constater – écrit-il – qu’il s’agit d’atteindre ces buts du mariage en prenant pour fondement la norme personnaliste » (p. 59). Dommage que l’Église ne parle pas de cette norme… Pour Mgr Wojtyla, au contraire, elle est plus importante que les fins mêmes du mariage. « L’idée que les fins du mariage pourraient être atteintes sans l’appui de la norme personnaliste serait foncièrement antichrétienne » et « conduit à la déviation rigoriste » (pp. 59-60). Quelle sera donc cette terrible « déviation rigoriste » qui menace le mariage ? C’est une déviation dans laquelle on risquerait de tomber si l’on n’évite pas soigneusement « une interprétation superficielle de l’enseignement de l’Église sur les buts du mariage » (p. 60). En effet, selon Wojtyla, l’« interprétation rigoriste de la tendance sexuelle », « revient aux traditions manichéennes, condamnées par l’Église », et pourtant « peut passer pour une vue chrétienne des problèmes sexuels, apportée par l’Évangile » (p. 50). Mais sous le masque de l’Évangile se cacherait au contraire « l’utilitarisme », dont Emmanuel Kant fut « l’adversaire convaincu » (p. 29). De la doctrine de Kant, Mgr Wojtyla déduit la fameuse « norme personnaliste » (p. 20) dont j’ai parlé (Sodalitium, n°37, pp. 61-63), selon laquelle la personne ne doit jamais être seulement le moyen, mais toujours aussi la fin de notre action (et ce, ajoute Wojtyla, vaut aussi pour Dieu !). Qu’ensuite la pensée de Kant soit le protestantisme appliqué à la philosophie, et que le modernisme soit le kantisme appliqué à la théologie, peu importe à Karol Wojtyla ! Qui n’accepte pas l’impératif catégorique de Kant est, ipso facto, un vulgaire utilitariste suspect de manichéisme, pour lequel les époux peuvent être un moyen (horreur) en vue de la procréation. Quelle conception matérialiste, vulgaire, antichrétienne (et pourtant si semblable, il l’admet lui-même, à l’enseignement de l’Église et de l’Évangile !). Voilà comment notre philosophe polonais caricature la doctrine de l’Église, décrivant le système « utilitariste » : « le Créateur se sert [jamais de la vie : se servir des personnes humaines ! n.d.a.] de l’homme et de la femme, ainsi que de leurs rapports sexuels, pour assurer l’existence de l’espèce homo. Ainsi utilise-t-Il les personnes comme des moyens Lui servant à son propre but [quel égoïste, ce Créateur ! Ne sait-Il pas que l’impératif kantien lui interdit de se servir des personnes ? n.d.a.]. Par conséquent, les mariages et les rapports sexuels ne sont bons que parce qu’ils servent à la procréation. Donc, l’homme agit bien quand il se sert de la femme comme d’un moyen indispensable pour atteindre le but du mariage qui est la primogéniture. Le fait d’utiliser la personne comme un moyen servant à atteindre cette fin objective qu’est la procréation est inhérent à l’essence du mariage. Une telle ‘utilisation’ est bonne en elle-même [horreur, semble dire Wojtyla ! Ils ne savent pas qu’‘utiliser’ quelqu’un est un crime, même : le crime ? n.d.a.]. Ce n’est que la ‘jouissance’, c’est-à-dire la recherche du plaisir et de la volupté dans les rapports sexuels, qui est un mal [alors qu’au contraire, semble dire Wojtyla, « le sens propre et le plus profond de l’exercice du droit conjugal devrait consister en ceci que l’union des corps est l’expression et la réalisation de l’union personnelle et affective ». Seulement c’est la thèse… condamnée par Pie XII ! n.d.a.]. Tout en constituant un élément indispensable de l’‘utilisation’, elle n’en est pas moins un élément impur en lui-même, un sui generis mal nécessaire. Mais on est obligé de le tolérer, car on ne peut l’éliminer » (pp. 50-51). Ayant lu la caricature, voyons l’original, dans les écrits, par exemple, du véritable ennemi du manichéisme, Saint Thomas. Il se demande si « certains biens sont nécessaires pour justifier le mariage » et répond que oui, puisque « l’union de l’homme et de la femme cause du tort à la raison (…). Aussi, le choix du mariage ne peut devenir raisonnable que moyennant la compensation de certains avantages qui rendront vertueuse pareille union, et tels sont les biens du mariage qui rendent celui-ci légitime et honnête [enfants, fidélité conjugale et sacrement du mariage] » (Suppl., q. 49, a. 1). Ailleurs il se demande « si on peut exercer un acte voluptueux sans péché » et répond que oui, parce que « il n’y a pas de péché à user raisonnablement des choses pour la fin qui est la leur (…) Mais la conservation de l’espèce est un bien non moins excellent que celle de l’individu, et de même que celle-ci a pour moyen la nourriture, celle-là a pour moyen la volupté. De même donc que l’usage des aliments peut être exempt de péché, s’il est mesuré à la santé du corps, de même l’usage de la volupté peut l’être, s’il observe la mesure et l’ordre capables d’assurer sa fin qui est la génération humaine »(…) (II-II, q. 153, a. 2). Si pour Saint Thomas l’acte conjugal n’est pas « un mal nécessaire », le plaisir est cependant un « empêchement de la raison » et « si l’enchaînement de la raison dans l’acte conjugal n’est pas mauvais, parce qu’il ne forme aucun péché, ni véniel ni mortel, il vient néanmoins d’un mal moral, de la prévarication de notre premier père ; car ce funeste effet ne devait pas avoir lieu dans l’état d’innocence, comme on l’a vu dans la première partie de cet ouvrage (q. 89, a. 2) » (I-II, q. 34, a. 1 : toute délectation est-elle mauvaise). Des conséquences du péché originel, pas un mot chez Wojtyla.

Que le lecteur ne pense pas que j’ai perdu de vue la Lettre aux Familles. Qu’y dit donc Jean-Paul II, sur les fins du mariage ? Il en renverse la hiérarchie.

Il écrit en effet : « Le consentement matrimonial détermine et stabilise le bien qui est commun [et, donc, la finalité, n.d.a.] au mariage et à la famille. Avant tout, le bien commun des époux : l’amour, la fidélité, le respect, la durée de leur union jusqu’à la mort : ‘tous les jours de la vie’. Le bien de tous les deux, qui est en même temps le bien de chacun, doit devenir ensuite le bien des enfants » (n°10). « La demande au sujet des enfants et leur éducation » ne deviennent plus que « deux des fins principales de la famille » et non plus la fin principale (ibidem). « Le don réciproque de l’homme et de la femme n’a pas pour seule fin la naissance des enfants, car il est en lui-même communion d’amour et de vie (n°12) pour qui le nouveau-né concrétise seulement l’amour sponsal (n°11) ». « La famille réalise avant tout le bien de l’‘être ensemble’, le bien par excellence attaché au mariage » [supérieur donc aux enfants et au sacrement ?] « Parmi les biens du mariage, les enfants tiennent la première place » écrit Pie XI dans l’encyclique Casti Connubii, n.d.a.] (d’où son indissolubilité) et à la communauté familiale » (n°15). Enfin, si subsistaient encore des doutes, Jean-Paul II nous renvoie à la définition que le Code de droit canonique et le Catéchisme de l’Église catholique nous donnent du mariage : naturellement, il s’agit du nouveau Code et du nouveau Catéchisme. « Le mariage, qui est à la base de l’institution familiale, consiste en une alliance par laquelle ‘un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants’ (can. 1055 § 1, catéchisme, n°1061) » (n°17). Il suffit de confronter cet article du nouveau Code avec le canon 1013 § 1 du Code de Benoît XV, pour s’apercevoir qu’a été supprimée toute hiérarchie des fins, en évitant de parler de fin principale et de fins secondaires, et la fin de la procréation et de l’éducation des enfants a été mise à égalité, et presque logiquement en position subordonnée, à la fin du bien des conjoints. La conclusion est inéluctable : la doctrine de Karol Wojtyla, du nouveau « Code » et du nouveau « Catéchisme » concernant les fins du mariage est la même que celle qui fut condamnée par Pie XII.

Les « funestes conséquences » de la nouvelle doctrine

Dans le discours aux membres de la Sacrée Rote du 3 octobre 1941, Pie XII avertissait qu’il faut éviter la tendance « qui considère la fin secondaire comme également principale, la déliant de son essentielle subordination à la fin primaire, ce qui, par une nécessité logique, conduirait à de funestes conséquences ». Quelles sont ces « funestes » mais « logiques » conséquences de la conception personnaliste du mariage et de la famille, outre la violation de la doctrine traditionnelle sur les fins du mariage lui-même ?

Voyons-les ensemble, à la suite du Père Boschi, soulignant comment toutes ne sont pas admises par les tenants de la nouvelle théorie, mais comment toutes en sont logiquement déduites.

Ce sont, entre autres : 1) Les enfants pourraient être sacrifiés quand ils constituent une menace pour la vie de la mère (avortement thérapeutique). 2) Dévalorisation du célibat vertueux et de l’état sacerdotal et religieux (avec une correspondante survalorisation de l’état matrimonial et, même, un certain pansexualisme). 3) Diminution de la gravité de l’onanisme (la soi-disant contraception) qui n’est pas suffisamment expliquée. 4) Changement de conception sur la validité du mariage : des mariages nuls (pour absence de verum semen chez l’homme) seraient valides ; des mariages valides (par présence de la fin première mais pas des fins secondaires) seraient nuls ! (cf. pp. 320-323). Ces conséquences néfastes se retrouvent-elles, et dans quelle mesure, dans la Lettre aux Familles ?

Mariage et célibat

De toutes les « funestes conséquences », celle qui le plus visiblement frappe dans la pensée de Jean-Paul II est la dévalorisation du célibat. Ce n’est pas la première fois qu’il le fait ; dans la Lettre aux Familles, bien que moins explicitement, il revient sur un thème qui lui est cher.

Il écrit au n°8 : « Dans les paroles du Concile, la ‘communion’ des personnes découle en un sens du mystère du ‘Nous’ trinitaire et donc la ‘communion conjugale’ se rattache, elle aussi, à ce mystère. La famille, qui naît de l’amour de l’homme et de la femme, est fondamentalement issue du mystère de Dieu. Cela correspond à l’essence la plus intime de l’homme et de la femme, à leur dignité innée et authentique de personnes (…) Cette capacité [de vivre ‘dans la vérité et dans l’amour’], qui caractérise l’être humain comme personne, a une dimension à la fois spirituelle et corporelle. C’est aussi à travers le corps que l’homme et la femme sont préparés à former une ‘communion de personnes’ dans le mariage Quand, en vertu de l’alliance conjugale, ils s’unissent au point de devenir ‘une seule chair’, leur union doit se réaliser ‘dans la vérité et dans l’amour’ mettant ainsi en lumière la maturité propre des personnes créées à l’image de Dieu, selon sa ressemblance » (n°8). Les textes wojtyliens sont fumeux, mais, à la lecture de ces lignes, on semble comprendre que le mariage est une conséquence en un certain sens nécessaire du fait d’être personne. En effet, ce qui est essentiel à l’homme, doit se retrouver dans tous les hommes. Or, nous serions à l’image et à la ressemblance de Dieu en tant que personnes capables de vivre dans la vérité et dans l’amour. Cette capacité a une dimension corporelle, dans l’être masculin et féminin. Et, dans l’union sexuelle, cette capacité corporelle « met ainsi en lumière la maturité propre des personnes ». Celui qui ne se marie pas, comment pourra-t-il mettre en lumière sa propre maturité ? Refleurit ici la thématique de l’Androgyne primitif, pour qui l’acte conjugal restituerait l’unité perdue, en nous rendant pleinement semblables à Dieu ? (cf. Sodalitium n°36, pp. 64-66 ; n°37, pp. 55-57 et 63).

Comme si cela ne suffisait pas, Jean-Paul II renchérit : « La famille – écrit-il – est la route de l’Église. Dans cette Lettre, Nous désirons dire notre conviction et annoncer en même temps cette route qui, par la vie conjugale et familiale, mène au Royaume des Cieux (cf. Mt, 7, 14) » (n°14). Or, que lit-on dans Matthieu 7, 14 ? « combien est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et qu’il en est peu qui la trouvent ». La voie de la vie conjugale serait-elle donc la voie étroite qui conduit au Royaume des Cieux ? Le sens évident – bien qu’absurde – de la phrase wojtylienne est justement celui-là ! Absurde, certes ! Parce que, s’il est vrai qu’une personne mariée peut effectivement prendre « la voie étroite » qui conduit au Ciel (même en n’étant pas dans l’état de perfection, qui consiste à suivre les conseils évangéliques : pauvreté, chasteté et obéissance), il est absurde de dire que la vie conjugale est cette voie étroite (à l’exclusion des autres, puisque l’unique autre voie citée par l’Évangile est la voie large qui conduit à la damnation). Oui, « tous sont également appelés à la perfection de la sainteté » (n°14), laïcs et clercs, séculiers et religieux, mais l’instrument le plus approprié pour y arriver est l’observance des conseils (« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens ensuite et suis-moi » Mt, 19, 21) et non la vie matrimoniale ! Laquelle, ensuite, n’est pas une vocation, comme au contraire affirme la Lettre (cf. n°14, n°16, n°18), qui à strictement parler concerne seulement l’état sacerdotal.

Cependant, Jean-Paul II, qui n’est pas marié, ne peut évidemment pas réprouver le célibat ou l’état de virginité. Il essaye donc d’expliquer comment, malgré ce qui est dit plus haut, c’est possible. Se référant à l’étonnement des apôtres face à la déclaration de Jésus sur l’indissolubilité du mariage, que nous lisons dans Mt 19, 10 (« Si telle est la condition de l’homme envers la femme, il n’est pas expédient de se marier »), Jean-Paul II écrit que le Seigneur « profite de l’occasion pour affirmer la valeur du choix de ne pas se marier, en vue du Règne de Dieu : ce choix permet aussi d’‘engendrer’, même si c’est de manière différente. Ce choix est le point de départ de la vie consacrée, des Ordres et des Congrégations religieuses en Orient et en Occident, comme aussi de la discipline du célibat sacerdotal, selon la tradition de l’Église latine. Il n’est donc pas vrai qu’‘il n’est pas expédient de se marier’, mais l’amour pour le Royaume des Cieux peut aussi pousser à ne pas se marier (cf. Mt 19, 12) » Mais « se marier reste toutefois la vocation ordinaire de l’homme, qui est choisie par la plus grande partie du peuple de Dieu (…) Les corps des époux sont la demeure de l’Esprit Saint (cf. 1 Cor 6, 19) [parce que, les corps des célibataires ne le sont peut-être pas ? n.d.a.] (…) Les Apôtres, d’abord craintifs au sujet du mariage et de la famille, sont ensuite devenus courageux. Ils ont compris que le mariage et la famille constituent une vraie vocation venant de Dieu Lui-même, un apostolat : l’apostolat des laïcs. Ils servent à la transformation de la terre et au renouvellement du monde, de la création et de toute l’humanité » (n°18). Sur l’état de virginité, c’est tout ! Ne nous étonnons pas qu’il n’y ait plus de « vocations » ! À quoi bon renoncer à fonder une famille, si on a également la vocation et l’apostolat dans la vie conjugale, et si personne ne rappelle aux jeunes la vérité de foi sur la supériorité de la virginité sur le mariage (Denz. 980 ; Mt 19, 11 ; 1 Cor, ch. 7) ? Et pourtant, les parents devraient connaître cette vérité, pour instruire les enfants à ce sujet et faciliter en eux l’accueil d’une éventuelle vocation divine. De ce devoir fondamental, nous ne lisons rien dans la Lettre que leur a envoyée Karol Wojtyla ; ils apprendront, au contraire, que, en un certain sens, « il est expédient de se marier ». Ce n’est pas vrai que Jésus ait contredit les paroles des apôtres (« il n’est pas expédient de se marier ») ; Il en a seulement élevé les motivations : « Tous ne comprennent pas cette parole, mais ceux à qui il a été donné (…) Il y en a qui se sont rendus eux-mêmes eunuques, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre, comprenne » (Mt 19, 12). Il n’est pas non plus exact que le célibat sacerdotal soit une simple tradition de l’Église latine ; le cardinal Stickler a magistralement démontré qu’au moins la continence sacerdotale (c’est-à-dire, l’interdiction, faite aux prêtres, d’user du mariage) est une tradition apostolique de toute l’Église.

Mais que voulez-vous ! Fidèle à son personnalisme, Jean-Paul II, quand il parle de « masculinité et de féminité » est comme en extase ! Il faut lire à cet égard sa « catéchèse du mercredi » sur la « théologie du corps ». Celui qui ne le comprend pas, nous l’avons vu, est un manichéen. « Devant une pareille perspective anthropologique – écrit-il encore dans la Lettre – la famille humaine en arrive à vivre l’expérience d’un nouveau manichéisme (…) Ainsi, l’homme cesse de vivre comme personne et comme sujet. (…) Dans ce sens, par exemple, cette civilisation néo-manichéenne porte à considérer la sexualité humaine plus comme un terrain de manipulations et d’exploitation, que comme la réalité de cet étonnement originel qui, au matin de la création, pousse Adam à s’écrier à la vue d’Eve : ‘C’est l’os de mes os et la chair de ma chair’ (Gn 2, 23). C’est l’étonnement dont on perçoit l’écho dans les paroles du Cantique des Cantiques : ‘Tu me fais perdre le sens, ma sœur, ô ma fiancée, tu me fais perdre le sens par un seul de tes regards’ (Ct 4, 9). Comme certaines conceptions modernes sont loin de la compréhension profonde de la masculinité et de la féminité offerte par la Révélation divine ! » Quel beau spiritualisme, dirait-on (même si le Cantique des Cantiques ne doit pas être interprété comme se référant à un amour humain…). Dommage qu’il en découle d’étranges conséquences : « Cette dernière nous fait découvrir dans la sexualité humaine une richesse de la personne qui trouve sa véritable mise en valeur dans la famille et qui exprime aussi sa vocation profonde dans la virginité et dans le célibat pour le Règne de Dieu » (n°19). Nous serions curieux de savoir comment…

Une page du catéchisme judaïque… On note la ressemblance impressionnante avec l’enseignement de Jean-Paul II:

1) La famille vue comme « église domestique ».

2) Egalité absolue entre homme et femme.

3) Le fondement de cette égalité: l’androgyne primitif; Dieu a créé Adam homme-femme.

4) La séparation de l’homme d’avec la femme est faite afin que l’homme ne soit pas égal à Dieu, qui est donc, en même temps homme et femme, père et mère, c’est-à-dire l’Androgyne primitif des gnostiques et des cabalistes.

5) L’homme et la femme retrouvent donc leur pleine ressemblance avec Dieu et leur unité primitive dans l’union conjugale.

Le comment on peut le comprendre en retournant aux principes personnalistes. « La totale égalité des personnes – a récemment rappelé Wojtyla en Australie – est toutefois accompagnée d’une merveilleuse complémentarité » (O.R., éd. ital., 20 janvier 1995, p. 4) entre les hommes et les femmes. Complémentarité qui a, je le rappelle, « une dimension à la fois spirituelle et corporelle ». « En considérant le mariage comme un perfectionnement essentiel de la vie humaine » écrit le Père Boschi, les personnalistes raisonnent « comme si l’homme, en dehors du mariage, reste incomplet, et seulement un demi-homme (…) C’est l’impression qu’on a en lisant certains livres qui insistent sur la complémentarité, physique et spirituelle, des deux sexes, créés par le Seigneur l’un pour l’autre pour se compléter et se perfectionner réciproquement. Celui donc qui ne se marie pas reste irrémédiablement incomplet et imparfait dans sa personnalité, venant à manquer de cette intégration naturelle des dons et des qualités que, dans le dessein du Seigneur, l’homme apporte à la femme et celle-ci à l’homme ». Cette idée se fonde sur la confusion, signalée par le Père Cappello, entre « l’accomplissement sexuel », ordonné à la procréation, et celui humain et personnel. « Le perfectionnement personnel de l’individu – poursuit le Père Boschi – peut s’obtenir aussi en dehors du mariage, même encore mieux, dans l’état de virginité et de célibat vertueux » et cela est démontré tant à la lumière de la foi qu’à la lumière de la raison elle-même : « qui pourrait nier que la vie de virginité et de célibat, dans l’abstention la plus complète des plaisirs des sens, manifeste une plus grande maîtrise de l’esprit sur la matière et, avec cela, une plus grande élévation de l’homme dans la moralité, une meilleure préparation aux élévations de l’esprit, et une plus grande liberté et disponibilité pour toutes sortes de dévouement le plus total au Seigneur, au prochain, aux œuvres de charité et d’apostolat ? » (pp. 320-321). Cette conséquence fut dénoncée vigoureusement par Pie XII, tant dans le discours aux sages-femmes susmentionné que dans le discours aux Supérieurs Généraux du 15 septembre 1952. La thèse personnaliste est pour Pie XII « une erreur et une aberration » et est cause de la crise des vocations. Pour ne pas admettre, pourtant, que, selon le personnalisme, l’homme consacré à Dieu est un « homme incomplet et imparfait » ou, pour employer les mots de Pie XII, un « déficient de caractère et d’esprit », Jean-Paul II doit lui attribuer aussi une profonde expression de la « sexualité humaine » ! Les obscures expressions de la Lettre deviennent tout un traité lumineux en lisant un livre du regretté Mgr Landucci, Miti e realtà (éd. La Roccia, Rome, 1968), où est réfutée la thèse de l’intégration affective sacerdotale (pp. 371-378) et le « pansexualisme » du jésuite apostat Teilhard de Chardin (pp. 99-112). Le rapprochement n’est pas abusif ; tant pour les contenus du mode de pensée respectivement wojtylien et teilhardien, que par les louanges officielles tissées par Jean-Paul II à Teilhard lui-même, et à son défenseur d’office, le cardinal de Lubac. L’évolutionniste Teilhard ne pouvait pas ne pas théoriser une « Évolution de la chasteté ». La sexualité évoluera elle aussi, la « finalité procréatrice » perdra sa valeur et culminera dans la… Vierge Marie (p. 101) ! La Matière devient Esprit ; mais l’Esprit, donc, n’est pas, radicalement, que Matière. Mais citons directement Teilhard. Dans L’Énergie humaine (1936) : « Par la femme, et par la femme seule, l’homme peut échapper à l’isolement où sa perfection même risquerait de l’enfermer » (p. 93) Pour les « anciennes morales » la « pureté était généralement synonyme de séparation des sexes. Pour aimer, il fallait quitter… Le binôme homme-femme était remplacé par le binôme homme-Dieu (ou femme-Dieu) (…) » Au contraire, « s’il est vrai, donc, que l’homme et la femme s’uniront d’autant plus à Dieu qu’ils s’aimeront l’un l’autre davantage… plus ils seront à Dieu, plus ils se verront amenés à s’aimer d’une plus belle manière… vers une diminution graduelle de la reproduction… Sans cesser d’être physique… l’amour se fera plus spirituel. Le sexuel, pour l’homme, se trouvera comblé par le pur féminin. N’est-ce pas là dans sa réalité le rêve de la Chasteté ? » (p. 96). Dans Le Féminin ou l’unitif (1950) : « … à partir du moment critique où, rejetant de vieilles images familiales et religieuses, j’ai commencé à m’éveiller et à m’exprimer vraiment par moi-même, rien ne s’est développé en moi que sous un regard et sous une influence de femme ». « En premier lieu… dans l’homme – même s’il est voué au service d’une cause ou d’un Dieu aucun accès à la maturité et à la plénitude spirituelle n’est possible en dehors de quelque influence sentimentale… aucun homme peut (c’est d’une évidence chaque jour plus éclatante) se passer du féminin ». « En second lieu… entre un mariage socialement polarisé vers la reproduction, et une perfection religieuse toujours représentée, théologiquement, en termes de séparation, une troisième voie (je ne dis pas médiane, mais supérieure) ne fait certainement pas défaut… ». « … l’Homme élémentaire resterait inachevé si, dans la rencontre avec l’autre sexe, à l’attraction centrique de personne-à-personne, il ne s’enflammait pas… ». Justement quand Teilhard « fit le vœu de chasteté, ‘il n’avait jamais mieux compris à quel point l’homme et la femme peuvent se compléter pour s’élever à Dieu’ » (cf. Landucci, p. 111).

Après le Concile les théories de Teilhard entrèrent dans les séminaires, et ainsi on proposa l’« intégration affective sacerdotale ». « L’oblativité, c’est-à-dire la tendance à se donner » serait « la troisième face de la sexualité », face que même les séminaristes et les prêtres devraient développer pour mûrir leur propre personnalité.

Pour conclure, une étrange affirmation autobiographique de Jean-Paul II. Savez-vous pourquoi il confesse les fidèles ? Pour pardonner les péchés, direz-vous ! Lisez plutôt ce qu’il écrit dans sa Lettre : « Sans eux [les ‘apôtres laïcs’ n.d.a.], que pourraient faire les prêtres, les évêques et même le Successeur de Pierre ? Je m’en suis convaincu de plus en plus depuis les premières années de mon sacerdoce, à partir du moment où j’ai commencé à m’asseoir dans le confessionnal pour partager les préoccupations, les craintes et les espoirs de nombreux époux » (n°12) ! On aurait envie de dire : humain, trop humain… Telles sont les funestes conséquences d’une conception erronée de l’homme et du mariage !

Pourquoi dire non à la contraception ?

Parmi les conséquences du personnalisme, le Père Boschi inclut une nouvelle approche au problème de l’onanisme (« contraception »). « La gravité de l’onanisme n’est plus suffisamment explicitée, inculquée avec tant de force par l’Église, en tant qu’elle s’oppose à la fin première du mariage. ‘L’onanisme disent ces auteurs – est un péché mortel parce qu’il n’y a pas une parfaite donation réciproque entre les époux’. Admettons ; ‘mais il n’en demeure pas moins dans cet abus une sorte de donation, et donc on ne voit pas comment de telles pratiques sont justement quelque chose de grave’ » (pp. 322-323).

Au numéro 12 de la Lettre (intitulé, avec un néologisme conciliaire, « La paternité et la maternité responsables »), Jean-Paul II condamne (à juste titre) la « contraception », et se demande : « Pourquoi l’Église le fait-elle ? ». On aurait répondu, autrefois : parce que c’est une pratique contraire à la nature, et précisément à la fin première du mariage. Que répond, au contraire, Wojtyla ?

« Le fondement sur lequel repose la doctrine de l’Église concernant la paternité et la maternité responsables est on ne peut plus ample et solide. Le Concile le montre avant tout dans son enseignement sur l’homme, lorsqu’il affirme que celui-ci est la ‘seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même’ et qu’il ‘ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même’ (GS 24). Et cela parce qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, et racheté par le Fils unique du Père fait homme pour nous et pour notre salut. Le Concile Vatican II, particulièrement attentif au problème de l’homme et de sa vocation, déclare que l’union conjugale, ‘una caro’, ‘une seule chair’ selon l’expression biblique, ne peut être totalement comprise et expliquée qu’en recourant aux valeurs de la ‘personne’ et du ‘don’. Tout homme et toute femme se réalisent pleinement par le don désintéressé d’eux-mêmes et, pour les époux, le mouvement de l’union conjugale en constitue une expérience tout à fait spécifique. C’est alors que l’homme et la femme, dans la ‘vérité de leur masculinité et de leur féminité, deviennent un don réciproque. (…) Il convient cependant d’aller plus à fond et d’analyser le sens de l’acte conjugal à la lumière des valeurs déjà mentionnées de la ‘personne’ et du ‘don’. L’Église le fait par son enseignement constant [faux ! n.d.a.], en particulier celui du Concile Vatican II [vrai ! n.d.a.]. Au moment de l’acte conjugal, l’homme et la femme sont appelés à confirmer de manière responsable le don mutuel qu’ils ont fait d’eux-mêmes dans l’alliance du mariage. Or la logique du don total de soi à l’autre comporte l’ouverture potentielle à la procréation : le mariage est ainsi appelé à se réaliser encore plus pleinement dans la famille. Certes, le don réciproque de l’homme et de la femme n’a pas pour seule fin la naissance des enfants [la naissance des enfants n’est pas l’unique fin subjective : je concède ; l’unique fin objective secondaire : je concède ; l’unique fin objective principale : je le nie totalement, n.d.a.] car il est en lui-même communion d’amour et de vie [dans laquelle, pour Wojtyla, consiste vraiment le bien et le but du mariage, et non dans la procréation qui en découle, n.d.a.]. Il faut que soit toujours préservée la vérité intime de ce don » (n°12). Pour Jean-Paul II, pourtant, la « contraception » n’est pas un péché parce que contre-nature, et d’autant moins parce qu’elle s’oppose à la fin première du mariage. Elle serait un péché parce qu’elle n’exprime pas « totalement » le don réciproque des époux, mais seulement partiellement. L’acte onaniste, en lui-même, réaliserait toutefois la « mutuelle communion d’amour et de vie » (qui, pour Wojtyla, est l’essentiel dans le mariage) : la gravité de l’onanisme apparaît, pourtant, sérieusement diminuée, et va presque jusqu’à disparaître. Alors, Jean-Paul II ajoute une considération : « La personne ne peut jamais être considérée comme un moyen d’atteindre une fin, et surtout jamais comme une source de ‘jouissance’. C’est la personne qui est et doit être la fin de tout acte. C’est seulement ainsi que l’action répond à la véritable dignité de la personne » (n°12). Dans la perspective wojtylienne, oui cela est grave : il s’agit de la violation de l’impératif catégorique kantien, de la norme personnaliste ! Et même, cet argument aussi est insuffisant pour justifier la force avec laquelle l’Église (et la Bible) condamnent l’onanisme. Surtout, parce que l’argument est, en lui-même, infondé, bien plus : c’est un blasphème ; je l’ai déjà démontré (cf. Sodalitium, n°37, pp. 61-62). Si l’homme (et à plus forte raison Dieu) se sert d’une personne humaine pour une fin bonne et sans nuire à ladite personne, il n’accomplit aucun crime, mais une action moralement bonne ; le contraire serait absurde, puisque toute créature (et donc chaque personne) est un moyen dont il faut se servir pour atteindre la fin ultime, qui est Dieu. En second lieu, la « norme personnaliste » invoquée par Wojtyla pour réfuter la « contraception » ne nous donne pas le motif spécifique pour lequel elle serait prohibée. L’égoïsme de celui (ou celle) qui se sert dans l’acte conjugal de l’autre personne comme d’un instrument de jouissance peut subsister aussi quand l’acte conjugal est ouvert à la procréation (c’est le célèbre cas moral de l’acte vénérien accompli ob solam voluptatem, pour le seul plaisir), et peut, au contraire, manquer quand il n’y est pas. Souvent les époux onanistes agissent ainsi par égoïsme et hédonisme. Mais pas toujours ! Parfois ils le font pour des motifs psychologiques, ou de santé, ou pour apaiser la concupiscence ; en tout cas, avec un véritable amour (humainement parlant !) réciproque. Dans ces cas-là, la « norme personnaliste » n’ajoute rien de plus à ce qui est dit avant : il s’agit d’un don partiel, pas total. Est-ce suffisant, pour qu’il s’agisse d’un péché grave ? Si ensuite ils agissent par égoïsme, pour la seule jouissance, la morale catholique condamne cette attitude des conjoints, c’est vrai, mais seulement comme péché véniel, en tant qu’abus d’une chose licite. Comment peut-on considérer comme péché grave l’onanisme, en se fondant sur cette base ? Je ne suis pourtant pas surpris que de nombreux pseudo-théologiens post-conciliaires (y compris feu le cardinal Albino Luciani, et presque toutes les Conférences Épiscopales du monde) le considèrent licite. Comme Kant a prétendu attaquer les preuves de l’existence de Dieu, le chassant par la porte, pour ensuite le faire rentrer, sur des bases subjectivistes, par la fenêtre, ainsi Wojtyla attaque les véritables fondements de la morale conjugale, en leur substituant des principes faux et fumeux, absolument inadaptés à fonder quoique ce soit.

L’éducation personnaliste

Bien qu’accidentels par rapport au mariage-communion-de-personnes, les enfants arrivent normalement, et constituent la famille-communauté-de-personnes ; d’où, le devoir de les éduquer. Autrefois la procréation et l’éducation des enfants, était considérée comme la fin naturelle, première, objective du mariage. Comment la Lettre wojtylienne conçoit-elle l’éducation des enfants ?

Le principe est toujours le même : « tout homme se réalise par le don désintéressé de lui-même. Cela vaut pour celui qui éduque comme pour celui qui est éduqué » (n°16). De là certaines bizarreries (comme celle selon laquelle le père doit assister à l’accouchement, cf. n°16) et une niaiserie continuellement répétée : « L’éducation est donc avant tout un libre don d’humanité fait par les deux parents (…) Maîtres en humanité » (n°16). Une niaiserie, dis-je, de ces « humanistes intégraux » qui ont « le culte de l’homme » (Paul VI dixit) puisque, à proprement parler, l’humanité c’est la nature humaine : sa transmission aux enfants est un fait biologique, non éducatif. Et pourtant, même l’éducation chrétienne « est toujours une éducation à la plénitude de l’humanité » (n°16). Voulez-vous en savoir plus ? C’est, par exemple, « la condition fondamentale de tout processus éducatif » (n°16) ? Elle est « la reconnaissance (…) et le respect de l’homme comme homme » (ibidem).

De cette « condition fondamentale » découle une conséquence que nous avons déjà signalée (Sodalitium, n°37, pp. 57-58) : l’égalité entre mari et femme, parents et enfants. On a déjà abondamment parlé de la première égalité ; il faut s’arrêter sur la seconde.

Le IVème Commandement déclare : « Honore ton père et ta mère ». La Lettre l’interprète au n°15, non sans commencer en hébraïsant : « Shema, Israel… ». Dans le commandement d’honorer les parents, explique Jean-Paul II, « il y a là une certaine analogie avec le culte dû à Dieu » (ibidem), mais ce « culte » doit être rendu non seulement par les enfants à leurs parents, mais aussi par les parents à leurs enfants. « Le commandement ‘honore ton père et ta mère’ dit indirectement aux parents : honorez vos fils et vos filles. Ils le méritent parce qu’ils existent, parce qu’ils sont ce qu’ils sont : cela vaut dès le premier moment de leur conception » (n°15) « … cette attitude – ajoute la Lettre – est indispensable au long de tout le parcours éducatif, y compris de la période scolaire » (n°16). Certes, celui qui existe, qui a l’être, participe de Dieu qui est l’être ; mais cela suffit-il pour fonder le devoir d’honorer quelqu’un ? Le diable existe aussi ; les damnés existent aussi, et ce sont des personnes humaines ; et la personne humaine, dès sa conception, est « fille de la colère », en état de péché (bien que, à la différence des damnés, elle peut encore devenir fille adoptive de Dieu au moyen du baptême et de l’état de grâce) par conséquent, si elle vient à mourir, Dieu ne l’honore pas, mais la condamne. Mais peut-être que Dieu n’est pas personnaliste !

La « civilisation de l’amour »

Vatican II et le post-concile ont créé de nombreux néologismes, pour la plupart peu clairs, qui ont pris la place, peu à peu, des expressions traditionnelles, ou en ont changé le sens. L’un d’eux est celui d’« église domestique » appliqué à la famille (LG 11, Lettre, n°3, n°5, n°19, n°13…) alors que Pie XII employait (parfois) le terme de « sanctuaire » qui n’est un synonyme qu’en apparence. Une autre expression « conciliaire » est celle de « civilisation de l’amour », expression inventée par Paul VI (Noël 1975) et « entrée depuis dans l’enseignement de l’Église et devenue désormais familière. Il est difficile aujourd’hui d’évoquer une intervention de l’Église, ou sur l’Église, qui ne comporte la mention de la civilisation de l’amour » (n°13). Le terme a une signification politique mais, plus encore, « humaniste » et culturelle. La famille en est à la base, et le principe d’inspiration se trouve, naturellement, dans Vatican II, Gaudium et spes 22 (« Le Christ… manifeste… pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation »). Quel est le but de cette culture ou civilisation ? « L’humanisation du monde » (n°13), naturellement ! En quoi consiste ensuite cette « humanisation », le lecteur le sait déjà : l’homme voulu pour lui-même, qui se retrouve dans le don de soi ; en un mot : la diffusion de la philosophie personnaliste. Le danger qui nous menace ? La perte de cette philosophie (« la perte de la vérité sur la famille elle-même » c’est-à-dire de la personne sur la personne) « à quoi s’ajoute le danger de perdre la liberté et, par conséquent, de perdre l’amour même » (n°13). La société doit être pourtant « personnaliste », c’est-à-dire kantiennement altruiste et non utilitariste (n°14). Le bien commun de la société personnaliste se trouve dans la valeur de la personne, dans la dignité de la personne humaine (n°11), qui doit fonder la « conception moderne des droits de l’homme » (n°15). « À eux seuls, les droits ne suffisent pas » avertit Wojtyla ; les droits de l’homme doivent se fonder sur un impératif : « La reconnaissance de l’homme pour le simple fait d’être homme, ‘cet’ homme » (n°15). « ‘Cet homme’, en tout cas, a le droit de s’affirmer lui-même en raison de sa dignité humaine » (n°11). C’est le fondement du « principe de la liberté religieuse » (n°16). Un principe, soit dit en passant, condamné par l’Église et, pourtant, faux, comme est faux son fondement personnaliste. Dans le milieu familial, ce principe se concrétise dans la « liberté – pour les parents – de choisir pour leurs enfants un modèle d’éducation religieuse et morale déterminé, correspondant à leurs convictions » (n°16). En réalité, devant Dieu, les parents n’ont pas du tout cette liberté, puisqu’ils doivent éduquer leurs enfants comme Dieu le commande, en conformant leurs convictions subjectives à la vérité objective ! Est-ce au moins un droit civil ? Pour les non-baptisés, sans doute, puisque les enfants mineurs, par droit naturel, sont sous la tutelle des parents (II-II, q. 10, a. 12 ; III, q. 68, a. 10), mais non pour les baptisés : « de tels gens doivent être poussés, même corporellement, à remplir ce qu’ils ont promis et à tenir ce qu’ils ont une fois reçu » librement au baptême (II-II, q. 10, a. 8). Le célèbre cas Mortara est le plus évident démenti aux paroles de Karol Wojtyla (à moins qu’on ne veuille dire que Pie IX s’est trompé, en péchant contre le droit naturel !).

Pour les peuples, le principe personnaliste amène à une condamnation sans discernement du nationalisme (cf. n°14), expression de l’égoïsme, au point que, et ici on dépasse les limites, de l’« impératif (…) Sois homme ! » on en déduit que nous devons nous considérer citoyens du monde (cf. n°15). Le mondialisme serait-il l’expression de l’altruisme social ?

Bizarreries variées

Avant de conclure, quelques « perles » recueillies çà et là, phrases étranges et malsonnantes. Au n°7, par exemple, on conseille, en cas de crise familiale, le recours non au confesseur, dont on ne parle pas, mais à l’« assistance de psychologues ou de psychothérapeutes ». Au n°17 on émet la théorie du salaire aux mamans : « La maternité avec tout ce qu’elle comporte de fatigues, doit obtenir une reconnaissance même économique au moins égale à celle des autres travaux accomplis pour faire vivre la famille dans une période aussi délicate de son existence ». Certes, c’est bien que l’État aide les familles, spécialement si elles sont nombreuses ; c’est bien que l’employeur donne au travailleur un salaire qui tienne compte de ses exigences familiales. Mais être mère de famille, pour Wojtyla, c’est comme « un travail professionnel » et par conséquent le salaire aux mamans doit être au même niveau que « tout autre droit lié au travail ». Jusqu’alors, pourtant, depuis que le monde est monde, ce droit a été bafoué !

Au n°18, la Lettre parle de l’Eucharistie concernant la famille et dit : « N’a-t-Il pas institué l’Eucharistie dans un contexte familial, au cours de la dernière Cène ? Quand vous vous rencontrez pour les repas et que vous êtes unis entre vous, le Christ est proche de vous ». La page après, les paroles évangéliques « Je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20) sont appliquées non pas aux Apôtres (Église hiérarchique), mais aux époux. Au n°19 : on découvre que « Le Seigneur (…) Époux d’Israël, le peuple élu » ne cesse pas d’aimer l’épouse (Israël) malgré « les trahisons, les désertions et les idolâtries » ; « le Dieu-Époux ‘aime jusqu’à la fin’ ». Au n°20, on parle de Marie, « Mère du bel amour ». Une phrase très étrange : « Marie suivra son Fils dans le pèlerinage de la foi ». Qu’est-ce à dire ? Marie seule avait la foi, en suivant son Fils, ou bien le Fils aussi était-Il dans le « pèlerinage de la foi » suivi par sa Mère ? En effet, Jésus n’avait pas la foi, puisqu’Il jouissait, depuis l’Incarnation, de la vision béatifique (chose que, dans un discours, Jean-Paul II nia). Au n°21, on définit « sans équivoque et catégorique » la « loi de Dieu à l’égard de la vie humaine. Dieu ordonne ‘Tu ne tueras pas’ (Ex 20, 13). Aucun législateur humain ne peut donc affirmer : il t’est permis de tuer, tu as le droit de tuer, tu devrais tuer ». Même dans le cas de la peine de mort ? de la juste guerre ? de la légitime défense ? Dernière étrangeté, au n°22 : « C’est précisément vous, chers pères et mères, qui êtes les premiers témoins et ministres de cette nouvelle naissance de l’Esprit Saint ». De quelle naissance parle, ici, Jean-Paul II ? De celle qui se réalise au baptême ? Mais, dans ce cas, les parents, ordinairement, ne sont ni les témoins, ni encore moins les ministres (tout au plus, ont-ils été les instruments, en mettant au monde un enfant, pour avoir quelqu’un à baptiser). Parle-t-il alors de la naissance naturelle ? Mais alors ce n’est pas une « nouvelle naissance de l’Esprit Saint ».

Un étrange jugement

La Lettre arrive à son terme, et par là même notre commentaire, étant parvenus aux deux derniers numéros. Le n°22 nous parle du jugement. « Chacun de nous – rappelle opportunément Jean-Paul II – sera jugé à partir des commandements, y compris ceux que nous avons rappelés dans cette Lettre : le quatrième, le cinquième, le sixième, le neuvième » (n°22). Sachant comment vivent les hommes, il y a de quoi frémir ! Mais le jugement selon Wojtyla n’inspire aucune crainte. Il rappelle que Jésus « a été envoyé dans le monde non ‘pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui’ (Jn 3, 17) » ; mais, qu’en sera-t-il pour qui refuse le salut que lui offre Jésus ? Examinons mieux le jugement selon la Lettre aux Familles.

D’abord, le juge. « Le Christ est-Il donc juge ? » La réponse affirmative est de foi ; celle de Wojtyla est évasive : « Tes actes te jugeront à la lumière de la vérité que tu connais » (ibidem). Plus exactement, nos actes seront la matière du jugement, mais non le juge !

Ensuite, le jugement. « En quoi consiste donc le jugement ? Le Christ lui-même donne la réponse : ‘Tel est le jugement : la lumière est venue dans le monde (…). Celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses œuvres sont faites en Dieu’ (Jn, 3, 19.21) » (ibidem). Il y a une astuce, et on le voit ! Pris de curiosité, nous sommes allés voir ce qui est écrit dans l’Évangile, là où Jean-Paul II a mis de pudiques points de suspension : « … et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière, et il ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient découvertes ». Voici donc un jugement à moitié censuré ! « Son jugement sera un jugement sur l’amour, un jugement qui confirmera définitivement la vérité que l’Époux était avec nous, sans que, peut-être, nous l’ayons su. Le juge est l’Époux de l’Église et de l’humanité » (n°22). J’ai déjà cité cette expression (Sodalitium, n°37, p. 61) qui, avec d’autres (nn°2, 4, 20, 23…) montrent que le Christ est uni à tout homme, à chaque famille, à toute l’humanité, et que tous sont rachetés. Encore une fois, Jean-Paul II insinue que, malgré nos péchés, nous serons tous sauvés.

On objectera : Jean-Paul II cite explicitement le texte de St Matthieu, au chapitre 25, dans lequel se trouve la double sentence, du salut et de la damnation. C’est vrai. Mais, dans ce cas aussi, de providentiels points de suspension le servent à merveille. De la sentence ne subsistent que les paroles « Venez, les bénis de mon Père » et « Loin de moi ». Disparaissent au contraire « possédez le royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde » et « maudits, au feu éternel, qui a été préparé au diable et à ses anges ». Ces omissions injustifiées sont vraiment inquiétantes. Selon l’amour, Jésus appelle près de Lui ou éloigne les hommes : voilà le jugement pour Jean-Paul II ; mais il n’y a pas de Ciel (« le royaume ») ni d’Enfer, peine du dam (« maudits »), ni de peine du sens (« au feu »), ni d’éternité (« feu éternel »). Pourquoi ? On dirait que récompense et châtiment sont dans le temps plus que dans l’éternité, dans le fait de L’avoir accueilli (titre du n°22) ou dans le fait de ne pas L’avoir accueilli. Pour ce « non-accueil » « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde » dit Jean-Paul II citant comme faisant autorité le janséniste Pascal, mais cette agonie est « le point culminant de la manifestation de l’amour » que « manifeste l’Époux qui est avec nous, qui aime toujours de manière nouvelle, qui ‘aime jusqu’à la fin’ (cf. Jn 13, 1) ». Les hommes ont beau pécher, mais Lui continue de nous aimer et d’être avec nous, semble dire Jean-Paul II, avec un amour qui « dépasse les frontières de l’histoire de l’humanité » (n°22). Les innombrables pécheurs contre le quatrième, le cinquième, le sixième et le neuvième commandement qui ont lu jusqu’ici, terminent la lecture sans savoir si, oui ou non, ils iront en enfer s’ils meurent en état de péché mortel.

Conclusion finale œcuménique

Inévitable, la conclusion œcuménique passe-partout (n°23) ; je l’ai déjà citée (Sodalitium, n°36, p. 63) et je n’y reviens pas, sinon pour rappeler que, selon Jean-Paul II, nous avons une « foi commune » avec les hérétiques, les juifs et les musulmans, constituant tous la « grande communauté de ceux qui croient en un Dieu unique ». Pur Concile (Lumen Gentium, nn°15 et 16). Concile qui explorerait « à fond », « à notre époque », le « trésor de vérité ». En note est cité aussi, parmi les pronunciamentos du Magistère dignes d’une « spéciale attention », le « Discours aux participantes du Congrès de l’Union Catholique Italienne des Sages-femmes » de Pie XII, du 29 octobre 1951 (n°23). Nous nous demandons : que signifie cette citation ? Une boutade ? Une tentative de confondre les idées, comme si Pie XII avalisait Jean-Paul II ? Ou bien, un malicieux clin d’œil aux plus rusés : allez lire la condamnation des nouvelles théories personnalistes sur les fins du mariage de Pie XII… Que vous en semble ? Avez-vous vu ce beau travail ? De Pie XII et de son magistère il ne reste plus rien. Il a justement coulé… « à fond ».

Le contrepoison

Parlant des nouvelles théories personnalistes, le Père Boschi écrivait : « Face à cette profusion de paroles et à tant de perplexité et oscillations terminologiques et conceptuelles (facilitées, pensons-nous, en plus du manque d’une rigoureuse formation scolastique, du fait aussi qu’aujourd’hui on n’écrit et on ne pense plus en latin, mais en langue vulgaire), l’homme de science, habitué au langage technique et à la rigueur logique, ne peut pas ne pas être gêné et désorienté. Ce n’est pas une question de sensibilité esthétique, mais de précision et d’exactitude. Le remède, indiqué par le Saint-Office, réside dans l’adhérence aux termes du langage doctrinal, résultat de longues recherches et de lentes élaborations de concept, et consacrées d’une certaine manière par l’Église, qui en a fait officiellement usage et les a défendus avec ténacité, puisque gage d’une orthodoxie qui est le bien suprême de la vie chrétienne » (p. 319). Seul le retour à la clarté de l’enseignement de St Thomas et du magistère traditionnel de l’Église nous sauvera de ce « nouveau mode de penser et de s’exprimer ‘fait exprès’ – note le Saint-Office – pour favoriser les erreurs et les incertitudes » (ibidem).