Le Pape Libère, Saint Athanase et les ariens

Par M. l’abbé Giuseppe Murro

Nombreux sont ceux qui soutiennent que le Souverain Pontife peut se tromper. Pour conforter leur thèse, ils avancent souvent le cas du Pape Libère qui, d’après eux, aurait erré dans la foi. Avant d’étudier le fait historique, rappelons que le cas de Libère est cité par les protestants, les conciliaristes, les gallicans et les anti-infaillibilistes pour nier la juridiction suprême et l’infaillibilité du Souverain. Celui qui, aujourd’hui, repropose cet exemple pour soutenir la thèse selon laquelle le Pape peut se tromper se trouve donc en bonne compagnie…
En 313, l’Edit de Constantin vint clore la période des grandes persécutions pour les chrétiens. Mais, si ceux-ci étaient désormais libres de professer leur foi, l’Eglise se vit confrontée à d’autres difficultés: parmi elles, on peut compter l’apparition de nouvelles hérésies et l’ingérence du pouvoir temporel dans les choses spirituelles.
L’arianisme
Un des dogmes de la foi chrétienne est la doctrine de la Sainte Trinité (c’est-à-dire d’un seul Dieu en trois Personnes: le Père, le Fils et le Saint-Esprit). Dès le IIIème siècle, l’Eglise dut combattre plusieurs hérésies qui attaquaient ce dogme: certains soutenaient que Notre-Seigneur était un simple homme investi par la Puissance de Dieu d’un pouvoir exceptionnel; d’autres affirmaient que Jésus est en réalité le Père lui-même et que, par conséquent, le Père et le Fils sont une seule et même Personne. En condamnant ces hérésies, l’Eglise enseigna que Jésus est une Personne divine, distincte du Père. Le Magistère ne détermina pas encore quel rapport précis existe entre la Personne du Fils et celle du Père. Nous savons qu’ils sont égaux, qu’ils ont la même substance, qu’ils ont les mêmes attributs (ils sont tous les deux tout-puissants, omniscients, éternels…) bien que leurs Personnes restent distinctes.
Par la suite, la tendance à subordonner de quelque façon le Fils au Père sans en nier cependant la Divinité se répandit toujours plus. Le célèbre prêtre d’Alexandrie d’Egypte, Arius, ne se contenta pas seulement de soutenir la dépendance du Fils par rapport au Père quant à la nature mais il alla même jusqu’à refuser au Fils la nature divine et les attributs divins comme l’éternité et l’être “ex Deo” (c’est-à-dire: qui vient de Dieu). Voici deux des formules principales de la doctrine arienne au sujet du Fils: “Il y eut un temps où le Fils de Dieu n’était pas” et “Le Fils de Dieu vient du non-être”. Pour Arius, le Verbe (Logos) est une création du Père qui l’a créé du néant; il en est la première créature ou la plus éminente, destinée à être l’instrument pour la création des autres êtres, mais il n’est pas Dieu. En 315, Arius commença à répandre ses doctrines à Alexandrie d’Egypte; en 318, l’évêque de la ville tint un grand synode où il l’expulsa de la communion ecclésiastique et il communiqua cette décision au Pape Sylvestre. Arius dut alors quitter la ville.
La controverse atteignit des proportions toujours plus grandes: l’empereur lui-même, Constantin le Grand, y intervint mais de manière indue et malheureuse. En 325, eut lieu finalement le concile de Nicée en Bithynie: c’est là que fut rédigé le fameux symbole (ou Credo) qui est récité pendant la Sainte Messe dans lequel est affirmé que le Verbe est de même Nature que le Père (“consubstantiel au Père”): “Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, qui n’a pas été fait, mais engendré, consubstantiel au Père, et par qui toutes choses ont été faites”. Les principales thèses d’Arius furent alors frappées d’anathème et les évêques qui lui étaient favorables furent excommuniés et envoyés en exil.
Mais l’arianisme n’avait été que repoussé et non vaincu: il s’était divisé en plusieurs sectes. Après son exil, Arius adhéra à celle des eusébiens qui déclaraient ne pas s’opposer au concile de Nicée mais refusaient le “consubstantiel” (comme s’il était possible de faire un tri dans le Magistère de l’Eglise). Le point commun de toutes ces sectes était le rejet du “consubstantiel” et la lutte contre Athanase, le défenseur de la foi catholique. Mais, si les ariens étaient unis pour s’opposer au “consubstantiel”, comment expliquaient-ils le rapport entre le Père et le Fils? “Si le Verbe n’est pas égal au Père dans la substance (homoousios), Lui est-il au moins semblable (homoios) ou dissemblable (anomoios)? Le byzantinisme ne pouvait pas manquer cette occasion pour user de sophismes et de sous-entendus” (1). C’est la raison pour laquelle les positions de ceux qui niaient que la substance du Verbe est semblable à celle du Père étaient divisés en trois factions:
1) Il y avait tout d’abord ceux qui niaient carrément toute similitude entre les deux substances, affirmant que celle du Père était divine mais celle du Verbe humaine et créée: c’était les anoméens dissemblables (le Verbe étant, pour eux, dissemblable en tout au Père) ou anoméens ouverts avec, à leur tête, Aèce, Eudoxe et Acace.
2) Puis, il y avait ceux qui acceptaient l’expression homoios, semblable (au Père), mais non l’expression homoiousios, semblable quant à la substance (au Père): pour eux, le Verbe était semblable au Père seulement de façon relative, de la même façon que l’image réfléchie dans un miroir est semblable à celui qui s’y regarde. “Evidemment, ils jouaient avec les mots, surtout après que l’anoméisme ouvert ait été condamné même par l’empereur” (1). Les eusébiens et les acaciens s’unirent à ceux-ci: on les appela anoméens dissimulés ou homéens, et on peut aussi les désigner du nom de pseudo-similistes (du latin “similis”, semblable).
3) Il y avait enfin les similistes, appelés communément semi-ariens. Ils acceptaient bien le mot et le concept de homoiousios (c’est-à-dire qu’ils affirmaient que le Verbe est semblable au Père quant à la substance). Mais ils refusaient l’expression “consubstantiel au Père” craignant qu’elle implique la suppression de la distinction des trois Personnes divines. “Au fond, c’était une erreur de formule et non de foi”, déclare Benigni (1). Il y en avait cependant certainement parmi eux qui avaient une conception inexacte de cette similitude et qui n’avaient donc pas la foi catholique, “mais d’autres étaient catholiques et ils furent reconnus par l’intransigeant Athanase lui-même (De synodis, XII) comme catholiques trompés par une équivoque de formule et par une équivoque d’opportunisme” (1). Ils proclamaient l’homoiousios mais n’osaient pas affirmer l’homoousios et ainsi, pour un “iota”, ils ne confessaient pas intégralement la foi. Comme nous le verrons, les évê­ques catholiques s’efforçaient de faire rentrer ces derniers dans la communion de l’Eglise catholique.
A la cour de Cons­tantin, les ariens travaillèrent avec succès, soutenus surtout par la sœur de l’empereur, Constantia. En 328, les exilés purent rentrer dans leur patrie et certains furent réintégrés par Constantin sur leurs sièges épiscopaux dont ils avaient été éloignés à cause de leur hérésie. Et c’est ainsi que les ariens réussirent en peu de temps à chasser des sièges épiscopaux les chefs du parti “nicéen” c’est-à-dire les évêques catholiques, parmi lesquels Athanase, nouvel évêque d’Alexan-drie, qui fut envoyé en exil à Trèves. Constantin avait préparé la solennelle réadmission d’Arius mais ce dernier mourut subitement.
Après la mort de Constantin, dans la lutte entre catholicisme et hérésie, les succès s’alternèrent de part et d’autre. L’Empire fut divisé entre les deux fils de Cons­tantin, Constant qui gouvernait l’Occident et Cons­tance II qui gouvernait l’Orient, et il y eut la paix pendant quelques années. Mais quand Constance, qui avait en grande sympathie les ariens, devint l’unique empereur après la mort de son frère Constant, la lutte se ralluma et les persécutions recommencèrent. “A mesure que les dangers politiques diminuaient la manie des conciles et des disputes théologiques reprenait le dessus dans Constance” (2). En 351, un synode se tint en Pannonie à Sirmium (l’actuelle Mitrovicza) où résidait alors l’empereur: il y fut établi un symbole de foi (appelé première formule de Sirmium) dans lequel ne se trouve pas affirmé que le Père et le Fils sont de même substance. De plus, Ursace et Valens, les deux évêques ariens les plus factieux, devinrent les conseillers théologiques de l’empereur. Les évêques fidèles à la foi de Nicée furent privés de leurs sièges et St Paul de Cons­tan­tinople fut exilé et tué.
Mais l’ennemi de toujours était Atha­nase: il fallait le chasser de son diocèse. Après la mort de Jules Ier en 352, les ariens exercèrent des pressions sur le nouveau Pape Libère afin qu’il excommuniât Athanase. Libère examina les preuves et non seulement refusa de le condamner mais déclara Athanase innocent de toute faute: il demanda donc à l’empereur de réunir un concile général à Aquilée. Mais Constance fit dérouler le Concile en 353 dans la ville d’Arles où il résidait à ce moment-là dans l’intention évidente de le diriger par son influence. Les évêques des Gaules furent eux aussi convoqués mais, pratiquement, le synode fut conduit par les évêques ariens. Aucun des décrets du concile n’aborda les questions théologiques alors discutées mais l’un d’eux, qui avait été préparé à l’avance, condamna Athanase. Les légats papaux essayèrent de s’opposer inutilement: Valens, l’un des deux évêques ariens conseillers de l’empereur, réussit à présenter avec adresse le document et l’empereur menaça de destituer et exiler les évêques occidentaux qui ne signeraient pas les décisions du synode. C’est ainsi que tous les évêques signèrent l’un après l’autre, y compris le légat pontifical Vincent de Capoue qui fut trompé et malmené. Par contre, Paulin de Trèves refusa et fut exilé en Phrygie où il mourut par la suite. Le Pape Libère fut peiné de la défection des évêques et de son légat (3). Il envoya donc à l’empereur une lettre dans laquelle il confirmait avec fermeté l’innocence d’Athanase, les droits de l’Eglise, l’excommunication des ariens et la nécessité de réunir un concile.
Entre-temps, Constance fit tuer son cousin Gallus qui gouvernait l’Orient de peur qu’il ne se rende indépendant de lui. Quand la nouvelle de la mort de Gallus arriva, la cour s’en réjouit comme d’une victoire, adula la toute-puissance de l’empereur et Constance se mit à signer avec les titres de “seigneur du monde et éternel”. “Les évêques ariens, qui refusaient cette qualité au Fils de Dieu, ne rougirent plus de la donner au vaniteux et ridicule Constance” (4).
Le Concile de Milan
En 355, Constance réunit un Concile à Milan: plus de trois cents évêques d’Oc­cident y étaient présents. “Avec ce synode, débuta une humiliante tragédie où l’empereur qui ne supportait pas la moindre opposition à sa volonté se laissa emporter par des mesures toujours plus dures et se rendit coupable de graves fautes” (5). Libère convainquit St Eusèbe de Verceil d’y participer dans l’espoir de faire triompher la foi catholique. Mais à Milan les ariens firent attendre pendant dix jours Eusèbe ainsi que les légats pontificaux avant de commencer le concile pour mieux organiser leurs machinations. De fait, à l’ouverture du Concile, ils voulurent commencer par la condamnation d’Athanase; les catholiques, conduits par les évêques St Eusèbe, Lucifer de Cagliari et St Denys de Milan, répondirent qu’il fallait d’abord souscrire au symbole de Nicée pour s’assurer de la catholicité des personnes présentes. Il s’ensuivit une grande agitation: le peuple, entendant le tapage, accourut et, scandalisé, commença à dénoncer l’absence de foi des évêques ariens. Ces derniers, craignant le pire, se réfugièrent dans le palais de l’empereur. Constance décida alors de transférer les séances suivantes de l’église (où le concile avait commencé) à son palais et obtint, grâce aux menaces, le même résultat qu’en Arles. Les ariens lurent un édit de Constance rempli de leurs hérésies. N’ayant pas réussi à le faire accepter, Constance fit venir les trois opposants, Lucifer, Eusèbe et Denys, et leur demanda, au nom de son autorité d’empereur, de signer la condamnation d’Athanase. Mais les trois évêques s’y refusèrent fermement malgré les menaces de mort. Constance les envoya alors en exil, et Ursace et Valens firent frapper le diacre Hilaire qui accompagnait Lucifer. C’est alors que la plupart des évêques signèrent par faiblesse ou par surprise la condamnation d’Athanase et ceux qui ne signèrent pas furent calomniés et chassés, immédiatement ou peu de temps après, de leur siège (6).
Eusèbe fut envoyé en Palestine, Lucifer en Syrie, Denys en Cappadoce. Le Pape Libère leur écrivit une lettre: “Quel réconfort puis-je vous donner, divisé comme je suis entre la douleur de votre absence et la joie de votre gloire? La meilleure consolation que je puisse vous offrir est celle que vous vouliez me considérer exilé avec vous. Oh! combien j’aurais désiré, frères bien-aimés, être immolé avant vous! (…) Je supplie donc votre charité de me croire présent avec vous et de penser que ma plus grande douleur est de me voir séparé de votre compagnie” (7). Ce désir de Libère se réalisera peu après: les ariens savaient en effet que, pour avoir un succès définitif, il fallait essayer de lui arracher son consentement.
Entre-temps, des messagers impériaux furent envoyés auprès des évêques absents pour obtenir par n’importe quel moyen leur signature: mais ils trouvèrent dans les Gaules une forte opposition avec, à sa tête, St Hilaire de Poitiers. Pour la circonvenir, un synode fut réuni en 356 à Béziers et St Hilaire fut obligé d’y participer: la signature de la condamnation d’Athanase fut extorquée à la majorité des évêques par la violence et les menaces. Les seuls qui s’y refusèrent furent St Hilaire et Rhodane de Toulouse qui furent exilés en Phrygie (8).
Libère et Constance
L’empereur décida alors d’envoyer avec des dons son messager l’eunuque Eusèbe à Libère pour s’en faire bien voir et pour lui demander d’adhérer à la condamnation d’Athanase et d’être en communion avec les ariens. Libère refusa les dons. Eusèbe se mit alors en colère: il menaça même âprement le Pape et alla dans l’église de St Pierre pour y déposer ses dons. Quand Libère l’apprit, il se mit en colère contre le gardien qui les avait acceptés et fit jeter dehors cette offrande profane.
Au retour d’Eusèbe à Milan, Constance écrivit au gouverneur de Rome Léonce pour lui demander de conduire Libère à Milan de gré ou de force. Une grande terreur se répandit alors à travers Rome: beaucoup de familles furent menacées, plusieurs durent fuir et les portes de la ville furent surveillées. En définitive, on voulait isoler le Pontife. Rome connut ainsi la violence des ariens dont elle avait seulement entendu parler jusqu’alors. Libère fut finalement enlevé de nuit par crainte du peuple qui l’aimait.
Quand il arriva à Milan, Constance lui donna audience ou plutôt l’interrogea face à son consistoire et en présence de sténographes qui en enregistraient les paroles. «L’empereur voulait que Libère sanctionne les yeux fermés la condamnation d’Athanase. Mais Libère maintint solidement le principe romain que le Siège Apostolique ne condamne que ceux qui sont poursuivis en justice et jugés par lui-même… Dans son colloque avec l’empereur, le Pape demanda un procès ecclésiastique pour Athanase “puisqu’il ne peut se faire que nous condamnions quelqu’un dont on n’a pas fait le procès”. Constance répliqua une vérité officielle: “Tout le monde l’a condamné”. Libère répondit: “Ceux qui signèrent sa condamnation ne considérèrent pas les faits mais cherchèrent seulement à obtenir ton estime ou à fuir ta colère ou, tout au moins, à éviter d’être mal vu de toi” (…). Alors le tyran insista: “On te demande seulement cela (c’est-à-dire de condamner Athanase); pense donc à la paix et souscris pour que tu puisses retourner à Rome”. La réponse de Libère fut héroïque: “A Rome, j’ai déjà dit adieu aux frères; il importe plus d’observer les lois de l’Eglise que d’habiter à Rome» (9). Constance lui laissa trois jours pour réfléchir mais, deux jours après, comme le Pontife ne changeait pas d’avis, il l’envoya en exil à Bérée en Thrace; c’était en 356. Dès que Libère fut sorti, Constance lui fit parvenir 500 sous d’or pour ses frais mais Libère répondit à celui qui les apportait: “Rends-les à l’empereur qui en a besoin pour ses soldats”. L’impératrice fit de même et Libère donna au porteur la même réponse en ajoutant que, si l’empereur n’en avait pas besoin, qu’il les donne aux évêques ariens qui l’entouraient et qui en avaient certainement besoin. L’eunuque Eusèbe lui offrit également de l’argent mais Libère lui dit: “Tu as rendu désertes toutes les églises du monde et tu m’offres une aumône comme à un criminel! Va et commence par te faire chrétien” (10).
La persécution
Le Pape étant à peine parti, Constance fit mettre à sa place, comme évêque de Rome, Félix II, antipape. Bien que ce dernier eût accepté le Concile de Nicée, le peuple romain ne voulut pas entrer dans l’église dont il avait pris possession pour la bonne et unique raison qu’il était en communion avec les ariens.
La persécution commença alors dans tout l’empire. Les ariens convainquirent Constance qu’il fallait que le vieil Osius (3) signât lui aussi la condamnation d’Athanase. Il y eut un échange de lettres où Osius soutint la foi nicéenne et rappela comment Athanase avait toujours été reconnu innocent de toutes les fausses accusations dont le chargeaient les ariens. Constance l’envoya alors en exil à Sirmium et envoya partout ses ministres avec des ordres menaçants: aux évêques afin qu’ils signent la condamnation d’Athanase et se mettent en communion avec les ariens sous peine de bannissement, emprisonnement, châtiment corporel et confiscation de leurs biens; et aux juges aussi afin qu’ils obligent les évêques à exécuter ses ordres. Qui plus est, les ministres de Constance étaient accompagnés des clercs de Valens et d’Ursace pour dénoncer les juges les plus négligents. C’est ainsi que plusieurs évêques furent conduits devant les juges afin de les obliger à signer la condamnation d’Athanase. Celui qui refusait de signer était accusé, après quelque temps, de n’importe quel crime (calomnie, blasphème, etc…) et était ensuite envoyé en exil tandis que sa place était prise par un arien.
Entre-temps, Constance envoya des troupes à Alexandrie avec l’ordre de prendre Athanase: elles entrèrent à minuit dans l’église où Athanase célébrait l’office nocturne de la vigile d’une fête. L’évêque ne voulut pas bouger jusqu’à ce que tous les fidèles ne se soient mis en sûreté, et – quand la plupart furent à l’abri – quelques-uns des clercs d’Athanase prirent celui-ci de force et le firent fuir. Athanase se cacha longtemps, d’abord à Alexandrie, puis dans le désert. Georges de Cappadoce fut nommé à sa place alors que la persécution des évêques catholiques commençait dans toute l’Egypte. Georges, le nouvel évêque d’Alexandrie, se comportait avec une telle cruauté que même les païens s’en plaignaient à l’empereur. Les catholiques d’Alexandrie se réunissaient désormais hors de la ville. Un jour où ils s’étaient réunis dans un cimetière, un capitaine, Sébastien, y arriva avec trois mille hommes armés envoyés par les ariens et fit allumer un grand feu en menaçant d’y faire brûler tous ceux qui ne voulaient pas embrasser la foi des ariens. Comme les menaces n’épouvantaient pas les catholiques, Sébastien les fit battre avec des verges crochues au point que plusieurs d’entre eux moururent de ces mauvais traitements. Leurs corps furent jetés aux chiens. Mais les fidèles honorèrent ces confesseurs de la foi comme des martyrs. Georges, à cause de la cruauté dont il usait, dut quitter Alexandrie une première fois; il y revint ensuite mais fut tué au cours d’une révolte de païens.
Constance à Rome: libération de Libère
En avril 357, Constance qui n’avait jamais vu Rome y fit son entrée solennelle. Les matrones romaines des nobles et riches familles supplièrent avec insistance l’empereur de restituer à Rome son pasteur: Félix communiquait avec les ariens, dirent-elles, et aucun romain n’entrait dans l’église quand il s’y trouvait. Mais Constance “adopta une mesure très byzantine”: après avoir promis qu’il les exaucerait, il donna ensuite l’ordre qu’il y eut en même temps à Rome Libère et Félix. Mais quand on lut ces lettres dans le cirque, le peuple “qui n’était pas byzantin et ne voulait pas de byzantineries” s’écria ironiquement: “Un Dieu, un Christ, un évêque!” (11). Quand Libère put ensuite revenir à Rome, le peuple l’accueillit triomphalement et chassa Félix peu après.
Le Pape Libère proclama exclus de la communion ecclésiastique ceux qui ne reconnaissaient pas la similitude totale du Fils avec le Père dans la substance et dans les attributs, et réaffirma ainsi intégralement la foi catholique.
Le problème de la “chute” d’Osius
En 357, les ariens vinrent de nouveau trouver le vieil Osius désormais centenaire alors qu’il se trouvait à Sirmium en exil, maltraité et blessé. On dit qu’on le persuada de signer une formule de foi (appelée deuxième formule de Sirmium) dans laquelle on ne parlait ni du “consubstantiel”, ni même du “semblable”; il refusa cependant de souscrire à la condamnation d’Athanase. Ce dernier affirme d’Osius: “Il céda un instant aux ariens, non pas parce qu’il croyait que nous étions coupables, mais seulement parce qu’il ne supporta pas les mauvais traitements à cause de sa faiblesse due à la vieillesse” (12). St Phébade, évêque d’Agen, stigmatisa ce fait pour montrer aux catholiques de ne pas se laisser impressionner par cette chute tant mise en avant par les ariens: “… On nous oppose le nom d’Osius, le plus ancien de tous les évêques, dont la foi a toujours été si sûre; mais je réponds que l’on ne peut employer l’autorité d’un homme qui se trompe à présent ou qui s’est toujours trompé… S’il a maintenant d’autres sentiments, s’il défend maintenant ce qu’il a condamné auparavant et condamne ce qu’il a soutenu, je le dis encore une fois, son autorité n’est pas recevable; car, s’il a mal cru pendant près de quatre-vingt-dix ans, je ne croirai pas qu’il croit bien après quatre-vingt-dix ans… La justice du juste ne le sauvera point s’il tombe une fois dans l’erreur” (13).
On ne peut affirmer avec certitude qu’Osius ait cédé: il faut tenir présent à l’esprit que le fait de sa chute fut raconté par les ariens qui le retenaient prisonnier et il fut ensuite repris par les disciples de Lucifer de Cagliari et Grégoire d’Elvire, de tendance rigoriste, qui racontèrent par la suite des légendes contre Osius (14). De toute façon, s’il signa vraiment la seconde formule de Sirmium, il le fit à un moment où sa volonté n’était pas libre puisqu’il s’agissait d’un homme presque centenaire, maltraité et exilé.
Division entre les ariens
L’aile extrême de la faction arienne, les anoméens dissemblables, tint un concile où fut condamnée l’expression “semblable dans la substance” (tenue par contre par les similistes) en avançant comme prétexte que cette condamnation était contenue dans la deuxième formule de Sirmium. Les similistes (ou semi-ariens) tinrent alors contre eux un autre concile à Ancyre dans lequel ils excommunièrent quiconque niait que le Fils est semblable au Père dans la substance mais condamnèrent le terme “consubstantiel”. Ils envoyèrent ensuite une députation conduite par Basile d’Ancyre et quelques autres à Sirmium où se trouvait l’empereur pour lui présenter cette profession de foi mais ils avaient pris soin d’en retrancher auparavant l’article qui condamnait le “consubstantiel”! L’empereur qui venait d’approuver les anoméens dissemblables se rétracta alors, donna de nouveaux ordres et menaça de graves peines ceux qui ne changeraient pas d’avis comme lui. Ceci démontre la légèreté avec laquelle Constance traitait des sujets les plus graves.
En 358, il convoqua de nouveau un concile à Sirmium dans lequel prévalurent les semi-ariens. Ce concile eut en effet un caractère anti-arien: la seconde formule de Sirmium y fut condamnée mais l’expression “semblable dans la substance” ainsi que le terme “consubstantiel” furent exclus (ce fut la troisième formule de Sirmium). Dans ce concile, on fit donc un pas en avant dans la condamnation de l’arianisme bien que la doctrine catholique n’y fut pas pleinement exposée.
St Hilaire qui se trouvait en exil écrivit à cette période le De Synodis dans lequel il loua les participants au concile d’Ancyre pour avoir condamné la deuxième formule de Sirmium, les appelant “frères bien aimés”. Il leur expliquait qu’ils ne devaient pas avoir peur du terme “consubstantiel” puisqu’il ne supprimait pas la distinction entre les Personnes divines et que le concile de Nicée l’avait utilisé. St Hilaire espérait arriver à un éclaircissement avec les semi-ariens.
Epilogue
Ce fut alors que Constance voulut réunir un nouveau concile mais les ariens dissemblables le convainquirent d’en faire deux en séparant les évêques occidentaux des évêques orientaux. Ces conciles étaient convoqués par l’empereur (qui n’était même pas baptisé mais simple catéchumène) et le pape n’en était pas averti. En 359, presque cinq cents évêques représentant l’occident se réunirent donc à Rimini et environ cent quatre-vingt à Séleucie pour l’orient. Les ariens s’étaient déjà réunis à Sirmium pour préparer les documents: ils y rédigèrent la quatrième formule de Sirmium dans laquelle on bannissait le terme “substance” et où l’on disait que le Fils est semblable en tout au Père. Le concile s’étant ouvert à Rimini, les évêques rejetèrent cette formule après plusieurs disputes et reconfirmèrent les décrets de Nicée. Ursace et Valens qui ne voulaient pas signer les décrets y furent condamnés et déposés. Le concile envoya dix légats à l’empereur mais celui-ci, n’étant entouré que par des ariens, tergiversa: il réussit enfin à faire signer aux légats eux-mêmes une autre formule à Nicée en Thrace (ville choisie expressément pour la faire confondre avec Nicée en Bithynie). Elle reproduisait la quatrième formule de Sirmium (en supprimant cependant “en tout” dans la formule “le Fils est semblable en tout au Père”) et l’empereur la fit porter à Rimini pour la faire accepter. Les évêques, désormais fatigués d’être là depuis plusieurs mois, l’acceptèrent en grande majorité, certains cependant firent des ajouts à leur signature. Mais le peuple se souleva à cause de cette prévarication. On fit alors, dans l’église où les évêques étaient réunis, une profession de foi générale mais à haute voix et seulement de façon orale: malheureusement, elle ne condamnait pas complètement l’erreur arienne. Valens et Ursace, tous deux parjures, n’eurent pas de difficultés à s’unir à cette profession de foi orale, la chose étant facilitée par ces formules ambiguës: en réalité, il ne firent leur profession qu’avec les lèvres. Le Pape Libère condamna le concile de Rimini.
Le concile de Séleucie avait été dominé par les semi-ariens; mais les oméens s’en séparèrent et recoururent à l’empereur qui leur imposa à tous la même formule qu’à Rimini. La protestation des semi-ariens fut vaine; bien plus, nombre d’entre eux finirent en exil.
Constance était décidé à arriver à tout prix à la paix religieuse avant la fin de l’année 360; il envoya dans ce but l’ordre aux évêques, surtout à ceux d’orient, de signer la formule de Rimini. Cette formule devait désormais remplacer celle de Nicée: la foi arienne était l’unique confession chrétienne admise. Même les tribus germaniques commencèrent à adhérer à l’arianisme oméen. Ce fut à ce moment que St Jérôme s’écria: “L’univers gémissant fut étonné de se réveiller arien”.
Fin de la persécution
Après avoir condamné le concile de Rimini, le Pape Libère offrit aux évêques qui avaient signé cette dernière formule de Rimini de pouvoir rentrer dans la communion ecclésiastique à condition de se rétracter: plusieurs avaient, en effet, été victimes de tromperies. Mais le Pape ne fit pas cette offre aux auteurs du texte parce qu’il connaissait leur mauvaise foi. L’occident fut plus épargné par la persécution que l’orient car St Hilaire avait pu réunir à Paris en 360 un synode des évêques des Gaules où fut condamnée la formule de Rimini et en Espagne, Grégoire d’Elvire n’avait pas adhéré à cette dernière formule.
Ce furent les événements politiques qui arrêtèrent le triomphe de l’arianisme. Constance mourut en 361 après avoir reçu le baptême d’un évêque arien. Son cousin Julien l’apostat prit le pouvoir et, pour jeter une plus grande confusion (il espérait que de nouvelles luttes entre ariens et non-ariens favoriseraient le paganisme), il avait remis en possession de leurs sièges tous les évêques exilés. St Athanase lui-même retourna à Alexandrie où, en 362, il tint un synode qui approuva le Credo de Nicée, condamna les ariens mais fit preuve de clémence envers les semi-ariens (chose qui provoqua la désapprobation de Lucifer de Cagliari qui, semble-t-il, fit schisme par la suite) (15).
A la mort de Julien, Valentinien Ier devint empereur d’occident (364-375), et son frère Valens qui favorisa les ariens dissemblables devint empereur en orient (364-378): les catholiques (parmi lesquels Athanase) et les semi-ariens furent à nouveau envoyés en exil. Une délégation de ces derniers alla à Rome où elle fut accueillie par le Pape Libère. Il leur demanda et obtint d’eux qu’ils répudient la formule de Rimini et professent la foi de Nicée et les admit ensuite dans sa communion. Plusieurs évêques semi-ariens retrouvèrent ainsi l’unité avec Rome.
Libère mourut en septembre 366 et Athanase en 373. Après la mort de Valens, la foi de Nicée triompha aussi en orient, défendue par trois grands Cappadociens, St Basile, St Grégoire de Nazianze et St Grégoire de Nysse. En 381, durant le règne de Théodose le Grand (379-395) et sous le pontificat de St Damase, se tint à Con­stantinople le concile Général de l’Orient qui fut ensuite reconnu comme second concile œcuménique. La foi de Nicée y fut de nouveau confirmée et l’arianisme et les hérésies similaires définitivement condamnés. L’arianisme, combattu par St Ambroise, survécut encore quelque temps comme religion nationale dans les tribus germaniques jusqu’à la conversion au catholicisme de la tribu germanique des Francs: cet événement marqua, en effet, son déclin.
La “chute” du Pape Libère: l’histoire des textes
Au sein de ces controverses entre catholiques, semi-ariens et ariens, se pose la question de la prétendue “chute” du Pape Libère: si cette chute a vraiment eu lieu, cela prouverait que le Pape n’est pas infaillible. Plusieurs auteurs soutiennent que le Pape a été libéré de l’exil pour avoir fait une concession: il aurait signé une formule de foi, franchement arienne ou tout au moins ambiguë, ou bien aurait accepté d’être en communion avec les ariens, ou enfin aurait condamné St Athanase.
L’épisode de la chute de Libère est discuté par les historiens: nous avons vu que les ariens et Constance avaient tout intérêt à le faire céder et c’est la raison pour laquelle ils l’envoyèrent en exil. Est-il vrai qu’il capitula pour obtenir sa liberté? “Nombreuses et très différentes ont été les solutions apportées à cette question dans lesquelles, il faut le préciser, apparaît bien souvent la tendance des différents historiens” (16). Tout historien doit objectivement rechercher les faits et les documents et en prouver l’authenticité. Il doit ensuite en faire la critique historique sans exagérer ce qui est conforme à son opinion, ni taire ce qui la contredit. Il doit en outre, autant que possible, donner une réponse à toutes les questions et dissiper les doutes; là où il ne le peut pas, il doit honnêtement dire que, actuellement, il n’est pas en mesure d’en savoir plus. Voyons tout d’abord les faits tels qu’ils sont illustrés par l’Enci­clopedia Cattolica.
«St Athanase dans l’Apologia contra Arianos, écrite en 350 et augmentée vers 360, mentionne Libère parmi les évêques qui lui sont favorables; cependant, il ajoute que le Pape n’a pas supporté jusqu’à la fin les privations de l’exil (chap. 8); dans l’Historia arianorum ad monachos, écrite vers la fin de 357, il dit que Libère, après deux ans d’exil, vaincu par les menaces de mort, vacilla et signa (chap. 41). Les deux passages semblent indiquer dans leur contexte que sa faute consista dans l’abandon d’Athanase. St Hilaire, dans l’invective lancée en 360 contre Constance, écrit qu’il ne saurait dire si l’Empereur commit une plus grande impiété en exilant Libère ou en le renvoyant [à Rome] (Contra Costantium, chap. 2). St Jérôme, tant dans le Chronicon (Ad an. Abr., 2365 = 352) que dans le De viris illustribus (chap. 97), parle de souscription d’une formule hérétique. Le premier document de la Collectio Avellana en rapportant la réponse de Constance aux demandes des Romains: “Vous aurez Libère meilleur qu’au moment où il est parti”, commente: “Ceci indiquait le consentement avec lequel il avait cédé à la perfidie”. Enfin, Rufin rapporte les deux versions courantes du retour de Libère sans faire sienne l’une ou l’autre: retour qui aurait été acheté par Libère en acquiesçant à la volonté de l’empereur ou qui aurait été dû à la condescendance de Constance aux requêtes du peuple romain (Hist. eccl. I, 27).
Il est évident qu’au moment où Libère retourna à Rome, la rumeur courait qu’il avait fait quelque concession à Constance. L’historien grec Sozomène (qui écrit selon de bonnes informations au Vème siècle) dit que Libère, en accord avec Basile d’Ancyre, aurait adhéré à l’une des formules de Sirmium pour remettre la paix en Orient et retourner à Rome (17).
Mais il reste quatre lettres que Libère aurait écrites d’exil et qui sont conservées dans les Fragments de St Hilaire de Poitiers. Libère semble vouloir séparer sa responsabilité de celle de St Athanase et obtenir à tout prix son retour à Rome. Cependant, la dispute sur leur authenticité est loin d’être close et on a remarqué récemment que “l’absence du ‘cursus velox’ et des autres caractéristiques propres aux phrases de Libère rend très improbable l’opinion de ceux qui soutiennent que les quatre lettres arythmiques furent dictées par le Pape” (18)… L’observation du P. Batiffol mérite d’être rappelée: “Libère et Hilaire avaient tenu la main à Basile d’Ancyre; personne n’en fit reproche à Hilaire; devrions-nous traiter moins bien Libère?” (19).
Voyons maintenant les différentes hypothèses émises par les auteurs ecclésiastiques.
Première hypothèse: il n’y eut pas de chute de la part de Libère
Les historiens qui défendent Libère en soutenant qu’il n’y eut pas chute de sa part avancent les arguments suivants:
1) La chute de Libère a pu être inventée par les ariens: la calomnie était effectivement leur système préféré pour éliminer leurs adversaires. Ils l’utilisèrent à plusieurs reprises contre St Athanase et contre les évêques qui ne signaient pas leurs formules de foi ou la condamnation d’Athanase: ils cachèrent, par exemple, l’évêque Arsène dans un couvent et accusèrent ensuite St Athanase de l’avoir fait tuer; mais Arsène réussit à s’enfuir du couvent et se montra de nouveau publiquement à la grande confusion des ariens.
Cette hypothèse est confirmée par le fait que, si Libère avait vraiment cédé, les ariens se seraient enhardis et en auraient répandu la nouvelle aux quatre vents: comment se fait-il donc qu’ils se comportèrent autrement qu’à leur habitude? Et, même du côté catholique, condamnations, plaintes et regrets n’auraient pas manqué comme on voit que le fit St Phébade dans le cas de la chute d’Osius. Mais nous ne trouvons pratiquement aucune trace de tout cela dans le cas de Libère.
En outre, si l’on admet que la chute d’Osius fut inventée par les ariens et de façon si trompeuse que St Athanase lui-même y a cru, il est possible que, de la même manière, notre saint ait cru à tort à la chute de Libère.
2) Si la prétendue “chute” de Libère rapportée par St Hilaire, St Athanase, St Jérôme et Philostorge était vraie, c’est qu’il a signé un texte soit directement contraire à la foi, soit seulement ambigu.
Mais vers 401, le Pape St Anastase Ier écrivit à Venerius évêque de Milan en lui disant que l’Italie victorieuse conservait intégralement la foi transmise par les Apôtres au moment où Constance victorieux dominait désormais sur le monde: la foi de Nicée, écrit-il, a été conservée immaculée par les évêques qui endurèrent l’exil, comme Denys, Libère de Rome, Eusèbe de Verceil, Hilaire de Gaule et beaucoup d’autres qui étaient prêts à être crucifiés plutôt que d’affirmer que N.-S. Jésus-Christ est une créature (20).
Et cette affirmation du Pape Anastase est bien confirmée par les faits: si Libère avait en effet accepté quelque chose de contraire à la foi (par exemple la première ou la deuxième formule de Sirmium), les autres évêques catholiques auraient sans aucun doute protesté et s’en seraient plaints, ou alors auraient admonesté Libère. Mais nous n’avons pas la moindre connaissance de quelque protestation que ce soit, même de la part des plus “durs” tels que Lucifer de Cagliari ou Grégoire d’Elvire.
Il reste enfin l’hypothèse qui avance que Libère a accepté un texte ambigu sur la foi comme, par exemple, la troisième formule de Sirmium (ce qui est soutenu par Sozomène) (21) ou quelque autre formule du même genre. Mais il nous faudrait alors reconnaître que les prétendues condamnations de ses contemporains, St Hilaire et St Athanase (si celles-ci sont authentiques), furent exagérées et intempestives. Car le premier, St Hilaire, loua Basile d’Ancyre (22) d’avoir souscrit à cette même formule et le second, St Athanase, accepta par la suite, pour ramener à la foi les semi-ariens, des formules semblables à cette dernière où, là aussi, on n’employait pas le mot “consubstantiel”.
Le commentaire du P. Batiffol (qui était pourtant un modernisant) est donc tout à fait juste: “Libère et Hilaire avaient tendu la main à Basile d’Ancyre; personne ne fait de reproche à Hilaire; devrions-nous moins bien traiter Libère?”.
Les textes
Les défenseurs du Pape Libère ajoutent encore d’autres arguments.
L’authenticité et la véridicité des textes de St Hilaire, St Athanase, St Jérôme et Philostorge qui parlent de la chute de Libère ne sont pas certaines:
Le texte de St Hilaire. Il existe des doutes sérieux sur les quatre lettres rapportées par St Hilaire (Opus historicum, Livre II, Fragments IV et VI): dans ces lettres, Libère se coupe en effet de la communion avec St Athanase, demande qu’on mette fin à son exil, adresse une pétition à Valens et Ursace et avise même un évêque de son changement d’attitude. Comme on l’a déjà vu, l’absence du ‘cursus velox’ dans ces lettres montre la non-authenticité de l’Opus historicum. De plus, on ne possède que quelques fragments de l’Opus historicum qui se présentent actuellement dans le plus grand désordre. “Toutes ces pièces, dit le Père Cayré, ont été extraites de l’Opus historicum avant la fin du IVème siècle sans doute, et plusieurs ont pu être interpolées, notamment les lettres de Libère (livre II) dont l’authenticité d’ailleurs est loin d’être certaine” (23). Le texte lui-même de ces lettres de Libère est invraisemblable: si Libère avait vraiment autant changé, comment se fait-il que les romains l’acceptèrent, eux qui refusaient Félix puisqu’il était en communion avec les ariens? Et comment se fait-il que Libère ne fut pas invité au Concile de Rimini? Si la prison avait été capable de le faire plier une fois, pourquoi les ariens n’essayèrent-ils pas de le convaincre une nouvelle fois avec leurs “bonnes manières”? Comment Libère pouvait-il par la suite écrire aux évêques d’Italie pour reprendre avec fermeté ceux qui avaient cédé au concile de Rimini?
Le texte de St Athanase. St Athanase parle de la chute de Libère dans deux ouvrages, dans l’Apologia contra arianos écrite en 348 et dans l’Historia arianorum ad monachos écrite vers la fin de 357. Le premier fut donc écrit environ dix ans avant l’exil de Libère: on soutient qu’une addition postérieure a été faite par St Athanase mais elle a pu aussi être faite par les ariens. Quant au second ouvrage, il fut écrit avant même la prétendue chute de Libère! La falsification a été découverte par un détail: dans le récit de la chute et de la fin de la captivité de Libère, on y parle en effet plusieurs fois de l’arien Léonce comme étant encore vivant. Mais quand Constance donna l’ordre de libérer Libère, il savait déjà depuis quelque temps que Léonce était mort (24).
Le texte de St Jérôme. Quant à St Jérôme, comme il a vécu quelques années après St Hilaire et St Athanase, il a pu se tromper en rapportant ce que les ariens avaient répandu ou en considérant comme justes les jugements hâtifs de St Hilaire et de St Athanase. Il affirme en effet que Libère signa une formule hérétique: mais l’absence d’une réaction du côté arien et du côté catholique comme nous l’avons déjà dit, exclut cette possibilité. Ceci est admis par les historiens plus récents.
Le texte de Philostorge. Son témoignage n’a aucune valeur. Philostorge était, en effet, un arien factieux qui raconta beaucoup d’histoires inventées de toutes pièces, surtout contre Athanase: il dit, entre autres, que celui-ci acheta avec des cadeaux la faveur de Constant, frère de Constance, qu’il fit rebeller Magnence contre Constant et fut l’instigateur de l’assassinat de Georges d’Alexandrie… (25).
Autres preuves de l’innocence de Libère
La chute de Libère fut soutenue par les adversaires de la Papauté ainsi que par Bossuet dans la Défense de la déclaration gallicane où il nie le privilège de la juridiction universelle et de l’infaillibilité du Souverain Pontife. Mais, dans la dernière révision de son œuvre, Bossuet enleva tout ce qui se référait au Pape Libère parce qu’il n’en avait pas les preuves (26).
Socrate et Théodoret disent que la fin de l’exil de Libère fut due aux insistances des romains qui accueillirent ensuite triomphalement Libère à Rome: ce qui est inconciliable avec une prétendue chute de ce dernier.
Vers la fin du IVème siècle, l’historien Rufin, disciple d’Origène, écrivit ce qui suit: “Libère, évêque de la ville de Rome, rentra dans son pays quand Constance était encore en vie; mais je ne sais pas avec certitude si Constance le lui permit parce qu’il avait signé ou dans le but de plaire au peuple romain qui l’en avait supplié” (27). Or, Rufin était d’Aquilée et avait certainement connu l’évêque de cette ville, Fortunatien, à qui l’on attribue d’avoir poussé Libère à signer. Malgré cela, Rufin n’a pas d’informations certaines sur cette chute et il admet d’en douter encore lui-même. De plus, si Libère avait cédé, il y aurait eu des témoignages d’ariens et s’il avait fait ensuite une rétractation, elle n’aurait pas été passée sous silence: Rufin n’aurait donc pas eu de difficulté à en trouver des preuves. Or, tout au contraire, à peine quarante ans après, il n’en trouve aucune pour dissiper son doute.
Les orientaux (par exemple, St Basile, St Epiphane et St Syriaque) considérèrent Libère comme celui qui avait toujours conservé pure la foi. St Ambroise l’appelle “Pontife de bienheureuse et sainte mémoire”. Il fut honoré comme saint par les anciens martyrologes latins qui en fixèrent la fête le 23 ou le 24 septembre; les grecs, les coptes et les éthiopiens la fixèrent, quant à eux, au 27 août (28).
Seconde hypothèse: Libère accepta un compromis
Les partisans de cette position soutiennent que, si l’on considère les témoignages unanimes de St Hilaire, St Athanase et St Jérôme auxquels s’ajoute celui de la Collectio Avellana, on ne peut nier la chute de Libère: vaincu par les souffrances de l’exil, il a fini par céder. Ce fut probablement une chute de peu de durée parce que, de retour à Rome, il professa de nouveau la foi catholique. Mais, disent-ils, sa réputation en fut si diminuée qu’on ne le vit plus au centre de la polémique avec les ariens tant que Constance vécut (29).
Pour la plupart des auteurs, dit Llorca-Villoslada-Laboa, il signa la troisième formule de Sirmium comme Sozomène en avait émis l’hypothèse: Libère “céda” en signant la formule que ses adversaires lui présentaient. “Ceci supposait qu’il n’abandonnait en aucune manière la cause défendue avec tant d’ardeur… Athanase lui-même, peu après, employa le même système dans le but de s’attirer les semi-ariens et de faire avec eux un accord” (30). Ces mots semblent donner raison au P. Batiffol: pour un accord semblable, personne n’a jamais blâmé ni St Hilaire, ni St Athanase ce champion de la foi: pourquoi cela constituerait-il donc une chute pour Libère?
Quant à l’opinion selon laquelle Libère fut mis de côté après son retour à Rome, raison pour laquelle il n’accomplit plus rien d’important dans la lutte contre l’arianisme, elle est pour le moins discutable. Une fois rentré à Rome, il excommunia en effet tous ceux qui ne reconnaissaient pas que le Fils est semblable en tout au Père. Il condamna ensuite le concile de Rimini, puis réintégra les évêques dans sa communion.
Rappelons à propos de ce concile que, tant que les évêques furent libres, ils confessèrent en grande majorité (quatre cents contre quatre-vingt) la foi de Nicée et condamnèrent Arius. Or, si Libère était tombé, comment l’épiscopat aurait-il pu résister avec une foi ferme, lui qui avait cédé précédemment en Arles et à Milan? Il ne faut pas oublier enfin qu’à ce moment les catholiques étaient persécutés et que la liberté d’action de Libère était sans doute limitée.
Troisième hypothèse: Libère tomba dans l’hérésie
Les mots du Pape St Anastase que nous avons rapportés nous donnent la certitude que Libère conserva toujours la foi (31). Il pourrait cependant avoir signé une formule hérétique, en étant trompé de bonne foi ou bien poussé par la violence sans y adhérer intérieurement: il s’agirait donc d’une hérésie matérielle ou d’un manquement au témoignage de la foi de la part de Libère.
On a déjà vu que, suivant le témoignage de St Jérôme, ce sont les anti-catholiques qui soutiennent que Libère a signé la première ou la seconde formule de Sirmium. Nous avons vu que le silence des ariens, les rares témoignages des catholiques et tout ce qui a été dit au sujet des deux hypothèses précédentes semblent également exclure cette dernière hypothèse.
Résolution du cas
La saine philosophie enseigne qu’un acte humain n’a de valeur qu’autant qu’il est accompli librement, c’est-à-dire qu’il est choisi par la volonté du sujet. Il peut y avoir parfois des obstacles qui empêchent le libre exercice de la volonté et c’est la raison pour laquelle la responsabilité de l’acte est diminuée ou complètement enlevée. D’autre part, plus un acte est important et grave, plus il requiert une grande liberté pour sa validité: par exemple, un contrat signé parce que l’on est menacé de mort n’a aucune valeur.
Un acte du Magistère de l’Eglise, pour être tel, requiert le maximum de liberté de la part du sujet qui le promulgue, étant donné qu’il s’agit d’un acte d’une extrême importance: le Magistère enseigne, en effet, quelles sont les vérités à croire pour obtenir le salut, question de très grave importance pour la vie des hommes sur la terre. Un document pontifical extorqué par la force n’a donc aucune valeur.
Or nous avons vu que le Pape Libère se trouvait en exil jusqu’à ce qu’il obtint la liberté en 358. Quoiqu’il ait fait ou dit sous la pression des persécuteurs et, en tout cas, en captivité (sans vouloir entrer dans le détail des hypothèses vues plus haut) n’a donc aucune valeur pour l’Eglise et n’est pas un “acte du Souverain Pontife”.
Dans de telles circonstances, la question de la chute de Libère est d’importance secondaire: le Pape en effet n’a pas usé de son Magistère. Que la chute ait eu lieu ou non, qu’il ait signé ou non des choses hérétiques ou ambiguës, peu importe: le Pape n’était pas libre et, quoiqu’il ait pu dire ou faire, il n’engageait que lui-même, sa conscience, sa personne et non l’Eglise universelle. Le Pape, en effet, n’a pas le privilège de l’impeccabilité et peut commettre des actes contraires à la loi de Dieu: mais cela peut arriver quand il agit en tant que personne privée, comme homme, et non quand il enseigne au moyen du Magistère avec l’autorité du Souverain Pontife.
Que Libère soit tombé en tant qu’hom­me, il est difficile de le dire étant donné la discordance des textes. Mais ce qui est certain est que Libère n’est pas tombé en tant que Pape: avant d’être exilé, il confessa clairement la foi comme lors de son colloque avec Constance qui lui valut d’être jeté en prison; et il réaffirma également la foi après avoir été exilé en condamnant ceux qui refusaient la formule “semblable dans la substance et en tout au Père”. Ceci nous suffit pour résoudre la question. Quoiqu’il se passa à Bérée en Thrace, cela regardait uniquement la personne et la conscience de Libère. Même dans ces années terribles d’hérésies et de persécutions, l’Eglise de Notre-Seigneur Jésus-Christ demeura pure et sans tache et le Souverain Pontife conserva l’infaillibilité pour confirmer ses frères dans la foi.

Notes
1) U. Benigni, Storia Sociale della Chiesa, vol. II, Da Costantino alla caduta dell’Impero romano, Tomo I, Vallardi Milano 1912, pp. 239-40.
2) Rohrbacher, Histoire universelle de l’Eglise Catholique, vol. 3, livre 33, Paris 1872, p. 581.
3) Libère se plaignit de ces défections à plusieurs évêques, parmi lesquels le vieil Osius, évêque de Cordoue, qui avait participé au concile de Nicée.
4) Rohrbacher, op. cit., p. 585.
5) Karl Baus, Eugen Ewig, Storia della Chiesa, L’epoca dei Concili, diretta da H. Jedin, Jaca Book 1980, p. 45.
6) Rohrbacher, op. cit., pp. 585-586.
7) Liberius, Epist. VII, Patrologia, Migne T. VIII, p. 1356. Rohrbacher, op. cit., p. 741.
8) Karl Baus, Eugen Ewig, op. cit., p. 46.
9) U. Benigni, op. cit., pp. 241-3.
10) Rohrbacher, op. cit., p. 590.
11) U. Benigni, op. cit., pp. 244-5, qui cite: Socrate, l. 2 c. 37. Teodoreto, H. E., II, 17; Sulp. Sev. II, XLIX. Voir aussi: Rohrbacher, op. cit., p. 625.
12) St Hilaire, De syn. 11, 43, 8. Sozom. Hist. Eccl. 4, 12. Cités par Llorca, Villoslada, Laboa, Historia de la Iglesa Catolica, I Edad Antigua, B.A.C. 1990, p. 414.
13) Bibl. Patrum, t. 4. Cité par Rohrbacher, op. cit., p. 626.
14) Llorca, Villoslada, Laboa, op. cit., p. 414.
15) Les auteurs ne sont pas d’accord en effet au sujet de l’origine de ce schisme: fut-il commencé par Lucifer ou par ses partisans après sa mort?
16) Llorca, Villoslada, Laboa, op. cit., p. 411.
17) Cf. note 21): il s’agirait de la troisième formule de Sirmium.
18) Fr. Di Capua, Il ritmo prosaico nelle lettere dei papi, Roma 1937, p. 240.
19) Enc. Cattolica, rubrique “Libère”, col. 1270-1.
20) Epist. “Dat mihi”, D. S. 209.
21) Sozomeno, HE 4, 14-15. Cité par Karl Baus, Eugen Ewig, op. cit., pp. 49-50.
22) Hilaire, dans le Traité “De Synodis”, appelle les semi-ariens “frères” et “hommes très saints”.
23) F. Cayré, A. A., Patrologie et Histoire de la Théologie, Tome I, Desclée 1953, p. 412.
24) Rohrbacher, op. cit., p. 626.
25) U. Benigni op. cit., pp. 234-241. Philostorge est l’auteur d’une histoire ecclésiastique dont nous restent des fragments choisis par Photius.
26) Rohrbacher, op. cit., p. 625.
27) Rufino, Hist. Eccl. I, 127. Cité par P. Albers, s.j., Manuel d’histoire ecclésiastique, Paris 1919, T. I, p. 189.
28) Rohrbacher, op. cit., p. 590; vol. 4, livre 35, p. 20.
29) Karl Baus, Eugen Ewig, op. cit., p. 49.
30) Llorca, Villoslada, Laboa, op. cit., pp. 412-3.
31) Pour un catholique, l’enseignement du Pape donne la certitude absolue: c’est pourquoi tout fidèle est tenu d’embrasser tant au for externe qu’au for interne la doctrine enseignée.